Le péché d’anachronisme

Un sentiment fréquemment ressenti à la lecture de biographies, ou face à des polémiques d’historiens.

Bruxelles, 3 février [2010]
Jan Baetens me transmet un article d’Edward Baring qui vient de paraître dans Critical Inquiry : « Liberalism and the Algerian War : the Case of Jacques Derrida ». Enfin, un texte réellement informé. Baring s’appuie principalement sur la longue lettre envoyée par Derrida à Pierre Nora en 1961, peu après la parution du livre les Français d’Algérie, un document passionnant auquel j’accorde moi aussi une large place. Mais il en fait le point de départ d’une fine analyse politique.
Je n’ai qu’une seule critique, mais elle n’est pas mince : le jugement rétrospectif, ou si l’on préfère le péché d’anachronisme. Reprocher à Derrida, fût-ce implicitement, de n’avoir pas signé le Manifeste des 121 en 1960, c’est commettre une double erreur : oublier qu’il n’était alors qu’un jeune agrégé inconnu (et de surcroît dépressif) à qui nul n’aurait songé à demander sa signature ; ignorer que, tant que les siens vivaient en Algérie, il aurait été irresponsable de les mettre à ce point en danger.
Ces jugements sévères, dans l’après-coup, sont l’un des symptômes les plus agaçants du politically correct. Mais ils constituent aussi un des travers réguliers des biographes : il est si facile, quand l’Histoire a rendu son verdict, de savoir ce qu’il aurait fallu faire ; il est si confortable d’avoir raison, au conditionnel passé.

Benoît Peeters, Trois Ans avec Derrida, Flammarion, 2010.

 


Dimanche 13 février 2011 | Grappilles | Aucun commentaire


De l’épaisseur

La lutte contre la pollution verbale continue. Épinglant un bel exemple de langue de bois culturelle comme il en pleut à longueur de communiqués, Éric Derobert a trouvé la formule qui fait mouche. C’est dans le « Bloc-notes » du dernier Positif (no 598, décembre 2010).

Soutien à la numérisation des cinémas Art et Essai du département de l’Essonne. Prise en charge de 10 à 30 % des coûts, en fonction du nombre de salles. […] L’épaisseur communicante du communiqué de presse du 30 septembre (« convenir ensemble du périmètre et des perspectives d’un travail collaboratif ») a de quoi décourager.

Épaisseur communicante : on ne saurait mieux dire, c’est parfait. On ne se fera pas faute de la replacer.


Vendredi 10 décembre 2010 | Grappilles | 3 commentaires


Valéry et le rompol

Ne m’avez-vous pas raconté l’anecdote de la chambre de bonne de Valéry ?
François Caradec : Ah oui ! Cette chambre de bonne dans laquelle il se réfugiait pour lire des romans policiers, et qu’on lui fiche la paix. Il avait été obligé de louer cette chambre, car il adorait lire des romans policiers, et il ne pouvait pas le faire chez lui. Chaque fois qu’il en lisait un, sa femme arrivait et lui disait : « Mais, malheureux, que fais-tu ? Tu ne te rends pas compte, tu es de l’Académie française ! S’il y avait un journaliste qui arrive et te surprenne ainsi, tu aurais une belle réputation ! Arrête de lire ça ! » Il avait donc loué une chambre tout exprès, et on croyait que c’était pour des raisons amoureuses, des passades, mais pas du tout : quand il est mort, on a retrouvé plein de romans policiers dans cette chambre… Pour Paul Valéry, il faudra bien qu’un jour on ait le droit de dire ce que l’on pense de lui. Je me souviens d’avoir voulu faire autrefois, dans la collection « En verve », chez Pierre Horay, un Paul Valéry en verve, et je n’ai pas eu l’autorisation de la famille Valéry ! Or, tous les bons mots de Valéry, les vacheries qu’il a dites sur les gens, ses pensées, etc. font que l’on s’aperçoit que, la plupart du temps, la pensée la plus profonde de Valéry vient d’un calembour ou d’une contrepèterie, qu’il a arrangé ou amélioré, de telle sorte que cela ne se voie point. Il travaillait comme Raymond Roussel, finalement. C’était vraiment un écrivain. Quand on lit ses œuvres de jeunesse, on se rend compte que c’était d’abord un écrivain drôle, très anarchiste, etc. Puis, ensuite, il est devenu très académique. Et la famille, à l’heure actuelle, considère que Paul Valéry est un académicien et qu’il l’a toujours été. […]

Valéry rigolo, c’est assez inattendu, n’est-ce pas ?
F. C. : Oui mais c’est l’humour du Mercure de France, de la Revue blanche, etc., l’humour symboliste. Au fond, Valéry est un symboliste qui a mal tourné.

Propos recueillis en février 1980 par Jean-Paul Goujon.
Histoires littéraires no 43, juillet-août-septembre 2010,
dossier « Les chantiers de François Caradec ».


Paul Valéry visite à Liège l’Exposition du livre
organisée pour le cinquantenaire du symbolisme
(ce qui daterait, sauf erreur, ces images de 1936).
Photos de presse trouvées à la brocante.


Vendredi 12 novembre 2010 | Grappilles, Rompols, À la brocante | 4 commentaires


Shakespeare en Auvergne

Fou rire du jour.

 

Chekspire, on croirait entendre mourir un Auvergnat.

Alphonse Allais,
cité par un notulier anonyme
d’Histoires littéraires no 43,
juillet-août-septembre 2010.


Samedi 6 novembre 2010 | Grappilles | 5 commentaires


Artaud dans la nuit

Déjà, au retour d’Artaud à Paris, avait eu lieu au Théâtre Sarah-Bernhardt (aujourd’hui Théâtre de la Ville) une grande soirée à son profit. Discours (Breton) et lectures de textes (Jean-Louis Barrault) ; une comédienne, une toute petite femme, Colette Thomas, assez frêle, a, commencé à lire des textes d’Artaud très violents, quand tout à coup, cela arrivait fréquemment à l’époque, il y eut une coupure d’électricité. Dans l’obscurité totale de la scène et de la table, elle a continué avec la même violence à hurler ce texte qu’elle ne lisait pas, comme on avait cru, mais qu’elle savait par coeur. Cette petite femme fragile qui criait le texte d’Artaud dans la nuit, ça ne s’oublie pas.

François Caradec, entretien paru dans Histoires littéraires
et repris dans Entre miens (Flammarion)


Colette Thomas


Colette Thomas, dessin d’Antonin Artaud


Mercredi 3 novembre 2010 | Grappilles | Aucun commentaire


Larbaud et son double

À notre entrée dans le salon, il y avait, outre Mme Luchaire, un ménage d’industriels parisiens, et M. André Maurel, l’auteur de cette série sur les Petites Villes d’Italie, très connue. Il a paru étonné de me voir quand on m’a présenté à lui, et au bout d’un moment, comme n’y tenant plus, il m’a demandé si je ne connaissais pas un M. Valery Larbaud romancier, qu’il avait rencontré plusieurs fois dans le monde à Paris ? J’ai d’abord pensé au quiproquo Vallery-Radot qui m’est déjà arrivé plusieurs fois1. Mais il s’agissait bien de moi cette fois-ci. M. André Maurel paraissait sûr de son fait, et un peu irrité, ou du moins très étonné de me voir maintenir mes prétentions à être M.V.L. Cela jetait une gêne dans le salon, et la femme de l’industriel me demanda si « j’étais le vrai » ? Là-dessus je voulus savoir où et comment M. Maurel avait rencontré ce M. V. Larbaud. — C’était au Gil Blas, dans le cabinet d’André du Fresnois. Valery Larbaud était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, grand et barbu. Il avait dit à M. Maurel qu’on venait de lui refuser le prix Goncourt […] M. Maurel a revu plusieurs fois V.L. « dans le monde ». Après le départ de Maurel, Mme Luchaire nous a dit que justement, avant notre arrivée, Maurel lui avait raconté comment il m’avait rencontré, etc. et qu’enfin, lorsque j’étais entré, il avait murmuré : « Ce n’est pas lui. » Je vous assure que pendant un bon moment j’ai passé pour un imposteur. Mais Mme Luchaire a été rassurée quand je lui ai dit que c’était moi que vous lui aviez recommandé. — Maintenant comment expliquer la chose ? Ou bien : M., ne sachant pas ou n’ayant pas compris que j’allais venir, entendant Mme Luchaire prononcer mon nom et se rappelant les on-dit du prix Goncourt de l’an dernier, a dit à la légère : je le connais. Et ensuite pour réparer cette espèce de gaffe, il aurait arrangé cette histoire d’homme maigre et barbu. Ou bien on lui a fait une farce que je ne comprends pas. Ou bien quelqu’un se fait passer pour moi « dans le monde ». J’ai vu bien des légendes se former sur mon compte, toutes fausses et contradictoires, du reste : ivrognerie, haute noce, femmes de théâtre se suicidant parce que j’allais me marier, bains de champagne, gaspillage de millions, ignorance presque complète de la lecture et de l’écriture, dépravations, brutalité, etc. ; mais c’est la première fois que j’ai un double ! J’en ai touché un mot à du Fresnois en lui écrivant au sujet du roman de Bennett. De votre côté, si vous apprenez quelque chose ? Si c’était un escroc, faisant, sous mon nom, toutes sortes de prépotences, etc. ? Je suis assez inquiet. L’origine de toutes ces légendes, c’est que je me montre fort peu, et que je suis la maxime : cache ta vie.

Valery Larbaud, lettre à André Gide
(Florence, 17 mai 1912)

1. René Vallery-Radot, directeur de la Revue des deux mondes, avec lequel on avait déjà confondu Larbaud.


Dimanche 31 octobre 2010 | Grappilles | 1 commentaire


Mots croisés à difficulté croissante

Toutes ces petites choses qu’on apprend en lisant des polars.

Quand il eut terminé de manger, il passa aux toilettes et, en ressortant, il pensa enfin à s’acheter le journal. USA Today coûtait soixante-quinze cents, il introduisit trois quarters mais il remarqua à ce moment-là que le distributeur voisin proposait le New York Times du jour. Il appuya sur le bouton « remboursement », récupéra ses pièces, en ajouta une quatrième et acheta le Times. Comme il regagnait sa voiture, il songeait déjà à la manière dont il attaquerait le journal. D’abord les actualités locales et nationales, ensuite le cahier « Sport » et enfin les mots croisés. Quel jour était-on, au fait ? Jeudi ? La difficulté de la grille augmentait de jour en jour, du lundi qui était à la portée d’un gamin de dix ans assez doué au samedi qui donnait souvent à Keller l’impression d’être légèrement retardé. Celle du jeudi était juste comme il faut. Il arrivait d’habitude à la terminer, mais ça lui demandait de la réflexion.

Il s’installa au volant, se mit à l’aise et entama sa lecture. Il n’arriva jamais aux mots croisés.

Lawrence Block, Keller en cavale.
Traduction de Frédéric Grellier, Seuil, 2010.


Lundi 11 octobre 2010 | Grappilles | Aucun commentaire