1916 : Morand, jeune attaché à l’ambassade de Londres, vient d’être transféré à Paris au cabinet du ministre des Affaires étrangères. Il raconte au jour le jour la guerre vue du Quai d’Orsay : télégrammes, rumeurs, ballet d’émissaires, manœuvres politiciennes et diplomatiques, querelles d’antichambre, chutes à répétition du gouvernement. Mais aussi ses soirées parmi le gratin mondain, ses fréquentations d’artistes et d’écrivains, deux mondes moins étanches qu’ils ne le deviendront. Parmi les écrivains : Giraudoux, Saint-John Perse, Cocteau, Fargue, Claudel et surtout Proust, dont il est un des jeunes admirateurs et qui préfacera son premier recueil de nouvelles.
La chronique diplomatique est parfois monotone, encore qu’elle éclaire d’un jour inhabituel ce qu’on croit savoir de la Première Guerre. Sur son versant artistico-mondain, le livre fourmille d’historiettes et d’anecdotes.
Après des années de rapports plutôt frais, la N.R.F. se décide à reconnaître que Cocteau existe. « C’est une ennuyeuse ruche, dit Cocteau, des abeilles qui font de la cire à parquet. »
Berthelot me montre un livre plein de signatures sur lequel on a demandé au Président de mettre une pensée. « C’est une drôle d’idée, dit Berthelot : je ne connais rien dont M. Briand ait plus horreur que la pensée… si ce n’est l’action. »
Fleuriau m’a raconté que le duc d’Édimbourg, qui, dans sa jeunesse, vivait dans une purée noire, vendait les lettres autographes que lui adressait la reine Victoria, sa mère. Et comme sa dépense était plus forte que nombreuses les lettres, il les provoquait : « Chère maman, c’est tous les jours que je voudrais avoir de vos nouvelles ; que ne m’écrivez-vous davantage ? »
Mon père me dit qu’une bonne partie des armures de la collection Wallace a été forgée par un vieil antiquaire de ses amis, M. Leys, qui faisait des faux admirables, pour le plaisir.
Léger écrit à Berthelot, de Pékin :
[…] « Pékin est une ville qui devient de plus en plus belge : des couples qui ne s’étreignent pas, des aventuriers qui ne s’aventurent pas, et des gens du monde qui croient au monde. Il y a ici une délicieuse immoralité dont on ne fait rien ; alors qu’il est si amusant, partout ailleurs, en Europe surtout, de voir les gens lutter désespérément contre leur moralité foncière pour réaliser malgré tout un peu de vie, il est encore plus amusant de voir ici les gens, avec toute leur foncière immoralité, ne réaliser rien. »
Proust raconte que quelqu’un dit au marquis de G… :
« Il paraît que la Marquise a un très beau Cézanne ?
— Il paraît.
— Vous ne le connaissez pas ?
— Il est dans la chambre à coucher de la Marquise, je n’ai jamais eu l’occasion de le voir. »
Giraudoux s’assoit dans la boîte à pastels de Vuillard. « Je vais vous brosser, dit Vuillard, votre pantalon est sale. — Non, répond Jean, signez-le. »
L’apparition de Charlie Chaplin (Charlot) est un des faits les plus importants de ces dernières années. Dans cette guerre immobile, il personnifie seul le génie de l’impulsion. C’est une nouvelle psychologie qui naît, un signe des temps.
Proust raconte que Mme Baignières, qui était très avare, faisait retoucher une vieille fourrure chaque année, en disant : « Comment trouvez-vous mon Doucet ? » L’année d’après, elle remplaçait Doucet par Laferrière, etc. « Je la trouve solide », répondit Proust.
Proust me dit : « Je ne connaissais pas Francis Jammes. Je le jugeais évangélique et pauvre. Dans ses livres, il parle toujours de son voisin le savetier. Quand je le rencontrai chez les Daudet, il m’entretint de M. de Monvel qui est président du St-Hubert Club et a une grosse situation dans le Sud-Ouest… Il me parla surtout Royal Dutch et vénerie. »
Hier soir, Céleste me téléphone : « M. Marcel Proust dînera volontiers avec M. Morand ce soir ; que M. Morand invite qui il veut, si ça l’ennuie de dîner avec M. Marcel Proust, mais comme M. Marcel Proust n’est pas rasé, M. Marcel Proust prie M. Morand de ne pas lui faire de “surprises de dames ”. »
Jean Hugo, permissionnaire, nous raconte que François Hugo a eu l’autre jour, au bachot, à traiter « une conversation entre Victor Hugo et Renan ». Il décrit tout ce que sa mémoire a retenu : les visites de Renan, ses paroles et celles de Hugo, telles qu’il les tient de son père, Georges Hugo. Il est recalé. Lucien Daudet a donné un grand déjeuner en l’honneur de cet échec.
Sous ses dehors légers, Boni de Castellane ne manque pas de dessous assez obliques, qui révèlent des profondeurs inattendues, des trouvailles de la Nature dans son rôle de composition. Un personnage fabriqué, mais à travers lequel on aperçoit des souterrains balzaciens, comme dirait Proust.
Père prétend que Mallarmé lui avait donné le conseil, en cas de guerre des rues, et pour ne pas être inquiété, de sortir avec un cantaloup sous le bras ; le melon désarme les combattants.
Hier des avions signalés à une heure du matin. Knoblock et moi descendons dans la rue à la rencontre de Valentine Gross. Knoblock s’est composé un saut-de-lit inouï : pyjama blanc, robe de chambre de soie noire rayée, petit bonnet de nuit en perse rouge.
Cela me rappelle le mot du valet d’un officier anglais qui entre dans sa cabine au moment où le bateau torpillé sombre, disant : « Quel habit met monsieur pour le sauvetage ? » Et aussi : « Will you have your bath before or after action, sir ? » (Monsieur prendra-t-il son bain avant ou après l’attaque ?)
J’ai trop apprécié les petits faits que les Goncourt collectionnaient comme des papillons pour ne pas noter ici : la disparition des épingles de cravate ; l’abolition de certaines habitudes, comme celle de se ganter, même l’été ; l’apparition du col souple et du chapeau mou ; le dernier gibus de Paris est celui de l’ambassadeur d’Angleterre. Les Américains viennent d’introduire en France le café au lait avec les hors-d’œuvre, les talons en caoutchouc et le cigare après le petit déjeuner.
[Degas] À une journaliste qui lui demandait s’il était content de voir un pastel de lui se vendre un demi-million (il l’avait vendu 300 francs) :
« Content. Comme est content le cheval qui vient de gagner le Grand Prix ! »
Mallarmé disait un jour à père que pour s’endormir il imaginait à l’infini des boîtes rentrant les unes dans les autres, sur les faces desquelles étaient écrits ses poèmes.
On a arrêté à la frontière espagnole la femme de Picabia avec une épure géométrique. « C’est mon portrait, dit celle-ci pour se défendre. — Ne me la faites pas, répondit le commissaire spécial, c’est une hélice pour une machine de guerre. Mais vous pouvez passer. Votre machine ne marchera pas ! »
Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade 1916-1917.
Gallimard, 1996.