Les filiations secrètes


Barbet Schroeder, entretien à propos de Mad Men

Dans sa remarquable notice sur la Féline1, Jacques Lourcelles esquisse un parallèle imprévu entre Tourneur et Rossellini, en montrant comment leurs films dessinent une ligne de fracture essentielle entre le cinéma de l’avant et de l’après-guerre. Travaillant dans le sens d’une intériorisation du contenu du film, les deux cinéastes accomplissent chacun à sa manière une « révolution de l’intimisme ». Le cinéma va y gagner « une plus grande proximité, une plus grande intimité — quasi psychique — du spectateur avec les personnages, explorés dans le tréfonds de leurs peurs, de leurs angoisses, de leur inconscient ».

La connexion Tourneur-Rossellini, on n’y aurait jamais pensé, et voilà qu’elle frappe d’un coup comme une évidence. On ne verra plus leurs films tout à fait de la même manière. Il entre peut-être une part de goût du paradoxe dans la proposition de Lourcelles, mais en même temps on sent bien que son intuition est juste et qu’elle ouvre des perspectives insoupçonnées non seulement sur les deux cinéastes, mais sur tout ce qui s’est joué dans le cinéma de l’après-guerre, aussi bien en Europe qu’à Hollywood.

J’ai toujours aimé ces rapprochements aussi féconds qu’inattendus. Ils enrichissent notre regard sur les œuvres en suggérant des filiations secrètes qui les éclairent réciproquement (ce n’est pas pour rien que Lourcelles place sa notice sous l’invocation de Borges, en rappelant après lui que l’histoire des formes procède par avancées souterraines quasi imperceptibles plutôt que par des coups d’éclat spectaculaires). Et j’ai éprouvé le même petit choc électrique, la même sensation d’une révélation lumineuse en visionnant hier l’entretien avec Barbet Schroeder proposé en supplément à la troisième saison de Mad Men. Entretien de grand intérêt, où Schroeder évoque avec toute l’intelligence qu’on lui sait son travail de réalisateur sur un des épisodes qui exigeait le plus de doigté (celui de la mort de Kennedy), avant d’analyser avec précision celui du concepteur de la série, Matthew Weiner ; notamment son souci du détail poussé jusqu’à la maniaquerie, que Schroeder rapproche de celui de Rohmer sur le tournage de la Boulangère de Monceaux, dont il interprétait le rôle principal : cette obsession de l’authenticité jusque dans des choses qui se remarqueront à peine à l’écran, qui n’ont « pas d’importance dramatique a priori mais dont l’accumulation finit par se sentir et par produire un effet très important sur le spectateur ». Et c’est alors que Schroeder ajoute : « Mat Weiner aime beaucoup la Nouvelle Vague, il aime beaucoup les premiers films de Melville ; mais surtout, le grand modèle de Mad Men — là, j’ai été très surpris —, c’est Chabrol, et spécialement les Bonnes Femmes, ce film où il y a justement plusieurs histoires qui s’enchaînent [impliquant] plusieurs personnages. »

Mad Men / Chabrol / les Bonnes Femmes, bon sang, mais c’est bien sûr ! Là encore, jamais on n’y aurait pensé, mais à ce seul énoncé le caractère chabrolien de Mad Men saute aux yeux avec une totale évidence : le dosage singulier de cruauté et d’humour, le travail sur le cadre et le léger retrait de la caméra qui adopte une position d’entomologiste, le regard sur le monde des secrétaires, la finesse de la peinture sociale parfaitement intégrée à la trame narrative et visuelle, où tout est donné à voir sans autre forme de commentaire — par exemple, l’arrivée aussi discrète que puissamment invasive de la télévision dans les foyers et la manière dont elle vampirise les existences (on resonge soudain à tel plan de la Cérémonie) —, et jusqu’aux options d’éclairage et au traitement de la couleur qui rappellent par moments la photo de Jean Rabier.


Mad Men ou Chabrol ?


Très chabroliennes, la triangulation de l’espace, la présence des miroirs
et la manière dont le téléviseur sert de pivot visuel et signifiant à la scène.

1 Dictionnaire du cinéma, Bouquins-Laffont, 1992, p. 543-545.


Vendredi 16 décembre 2011 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Dans le bateau des morts





Séquence finale des Trois Couronnes du matelot, de Raoul Ruiz (1983)

« Dans le bateau des morts, il faut toujours un marin vivant. Je compris que c’était à moi de remplir cette tâche humiliante. »


Samedi 20 août 2011 | Dans les mirettes | 2 commentaires


Le démon de l’analogie

Lynch Empire d’Olivier Smolders (qu’on peut visionner ici) est une plongée en apnée dans le cinéma intérieur de David Lynch, un collage visuel et sonore régi par le jeu vertigineux des parentés et des analogies. Le résultat est fascinant : non seulement parce qu’il met brillamment au jour le réseau souterrain de réminiscences et d’emprunts qui irrigue le cinéma de Lynch, du Magicien d’Oz à Rosemary’s Baby en passant par Bergman, Lang, Buñuel, Hitchcock, Laughton, Fellini, Aldrich et Walt Disney (références tantôt évidentes, tantôt plus secrètes, parfois sans doute involontaires) ; mais parce qu’il dit quelque chose de profondément vrai quant à l’imaginaire et à la mémoire cinéphiles, la manière dont on vit avec les images, ou plutôt dont les images continuent à vivre, à se mêler et résonner en nous bien longtemps après la projection, et comment l’écho s’en prolonge en d’infinies rêveries — ou d’infinis cauchemars. De sorte qu’au-delà de l’intelligence et de la virtuosité propres à ce genre d’exercice, l’ensemble est empreint d’une mystérieuse et secrète émotion.

Tout portrait étant peu ou prou un autoportrait, Lynch Empire éclaire aussi le propre rapport de Smolders au cinéma de Lynch, et pour finir son rapport au cinéma tout court, en tant qu’il est un lieu d’émerveillement, de terreur et de fascination1. Si bien que ce court métrage dont il n’a pas tourné une seule image mais dont il a fait sien le matériau à la table de montage appartient de plein droit à sa filmographie.

1 Cf. mon compte rendu de la Part de l’ombre. Rappelons que Smolders a publié chez Yellow Now un excellent essai sur Eraserhead.


Jeudi 26 mai 2011 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Plaisirs pervers du roman-photo

Découverte tardive de Colloque de chiens (1977). Il s’agit, comme la Jetée, d’un ciné-roman-photo narré en voix off, mais d’un esprit évidemment très différent du film de Marker. Non seulement ce court métrage est formidablement drôle et jubilatoire, mais il apparaît a posteriori comme le condensé programmatique de toute la période française de Raoul Ruiz.


Établi depuis trois ans à Paris, Ruiz met simultanément en place une stratégie de production (mener plusieurs films de front et toujours avoir un projet de secours en réserve : Colloque de chiens fut réalisé à la sauvette pendant l’interruption du tournage de la Vocation suspendue) et une stratégie narrative. Plaisir de jouer avec les poncifs des « mauvais genres » — entre le mélo à la Nous deux et le fait divers sordide façon Détective — pour mieux en dévoiler le contenu latent, fait de crime, de sexe et de sang : couples impossibles, fausses identités, enfants adoptés, déchéance et prostitution, viols et meurtres, changement de sexe, cadavre découpé en morceaux qu’on disperse aux quatre coins de la ville. Plaisir, surtout, des récits en boucle pervers, à la façon d’un ruban de Moebius, fondés sur la reprise et la permutation de quelques motifs narratifs — comme un jeu dont on redistribuerait les cartes dans un ordre toujours différent qui leur confèrerait à chaque retour une signification nouvelle. Entre la première et la dernière réplique du film (« Celle que tu appelles maman n’est pas ta vraie maman » / « Celle que tu appelles ma mère n’est pas ma vraie mère »), le récit paraît revenir à son point de départ mais la situation s’est à la fois inversée et déplacée. On songe à ces textes de jeunesse de Raymond Roussel qui s’ouvrent et se ferment par une phrase presque identique dont le sens est pourtant totalement différent.

Et puis, aux trois quarts de la projection, voici que surgit une série d’images incongrue, aberrante, comme si aux plans du film s’étaient mêlés par erreur ceux d’un autre film.





Cet intermède documentaire sur la signalétique urbaine (dont l’irruption m’a d’autant plus étonné qu’il rejoint mes propres manies), on peut bien sûr le rapporter aux errances des personnages dans la ville, y voir un écho au piège topographique qui perdra l’un des héros du film (« Les lois éternelles de la géométrie s’étaient retournées contre lui »). De même qu’il est possible de faire une lecture «symbolique» des plans de chiens qui ponctuent le film à intervalles irréguliers (en y voyant par exemple un commentaire ironique à la fiction, un rappel de la part animale de l’espèce humaine, dont la prétention au langage articulé serait aussi risible qu’un concert d’aboiements). Mais ces explications raisonnables, et donc rassurantes, n’ont pas grand intérêt. Elles ne peuvent être que réductrices. Car ce qui séduit dans ces plans, c’est bien plutôt leur caractère arbitraire, erratique, délié de toute nécessité dramatique, la manière dont ils viennent perturber la bonne marche du récit — en rappelant au passage qu’un film est beaucoup plus que la mise en images de son scénario, et que le cinéma nous est précieux par tout ce qu’il saisit au vol de fugitif et d’informulé, dans ses à-côtés et ses arrière-plans.


« Les lois éternelles de la géométrie s’étaient retournées contre lui. »




Tout le monde et personne

Je ne croyais pas si bien dire en rapprochant intuitivement, à propos de Tinker, Tailor, Soldier, Spy, Alec Guinness/Smiley de Peter Sellers/Chance dans Being There. Visionnant un mois plus tard Smiley’s People (qui fait suite à Tinker…), j’ai eu la surprise de voir surgir un plan qui m’en a aussitôt rappelé un autre.


Alec Guinness dans Smiley’s People


Peter Sellers dans Being There

Évidemment, tout sépare Chance, le jardinier demeuré que tout le monde prend pour un sage, de Smiley, l’espion supérieurement intelligent (mais d’une intelligence non cérébrale, qui procède plutôt par lente imprégnation). Cependant, quelque chose les rapproche dans leur manière d’être au monde, qu’emblématisent ces plans où ils déambulent dans un parc arboré, silhouettes anonymes au parapluie, petits bonshommes perdus dans un décor trop vaste qui paraît sur le point de les absorber, de les néantiser1.

De Chance, Gérard Legrand écrivait qu’il est « séparé de tout le reste où pourtant il aspire à se fondre 2 » et l’on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant de Smiley. Ce qui était vrai dans Tinker… (« Mais Smiley n’était plus là. Guillam n’avait jamais connu personne qui pût disparaître aussi vite dans une foule ») l’est davantage encore dans Smiley’s People. Vieil espion désormais à la retraite, Smiley y apparaît comme un homme à la marge, un dinosaure rattrapé par les fantômes de son passé, une survivance d’un autre temps dans un monde où la règle du jeu a changé. Les nouveaux chefs du Cirque ne l’ont rappelé, contraints et forcés, que pour étouffer une sombre affaire impliquant un réseau d’informateurs depuis longtemps oublié. Ils le verront d’un mauvais œil faire cavalier seul et s’entêter à poursuivre son enquête officieuse en faisant appel à d’autres has been sur la touche (Toby Esterhaze, espion reconverti dans le trafic de fausses œuvres d’art, superbe trait d’ironie). Aussi bien, sa victoire finale résonnera comme une défaite ; le happy end aura un goût amer, mais il sera le seul à s’en rendre compte.

Au-delà ou en deçà du personnage de Smiley, il y a la présence de l’acteur Guinness, sa manière d’imposer son tempo lent, d’habiter le plan, d’être là — ce qui fait que Smiley’s People pourrait s’intituler Being There (titre que Legrand rapportait au Dasein, à l’être-là de la philosophie classique). C’est une présence paradoxale, une présence absente, à la fois impénétrable et vide. Smiley tel que le personnifie Guinness, c’est à la fois tout le monde et personne. Un faux distrait à qui rien n’échappe, mais qui paraît toujours foncièrement ailleurs, comme en témoigne cette figure récurrente : le regard du coin de l’œil, tourné vers un hors champ indécidable, bien au-delà du réseau d’intrigues dont il va patiemment dénouer l’écheveau. Regard éperdu où se révèle une inquiétude fondamentale, quasi ontologique.


1 Le parc de Hamstead où revient Smiley pour élucider un meurtre rappelle en outre fugitivement celui de Blow Up.
2 Tous deux savent aussi, pour citer encore Legrand, qu’on communique entre autres « par un emploi judicieux du silence ». Cf. Positif no 468, février 2000.

 

Smiley’s People (1982), mini-série en six épisodes de Simon Langton. Scénario de John Hopkins et John Le Carré, d’après le roman de ce dernier.
Coffret BBC de deux DVD. Sous-titres anglais.




Question



Quelqu’un serait-il en mesure d’identifier cette police de caractères, assez en vogue dans les années 1970, notamment sur les couvertures de livres de poche anglais ? Merci d’avance.

 

P.-S. : scénarisé par Arthur Hopcraft, Tinker Tailor Soldier Spy (1979) est l’adaptation aussi intelligemment fidèle que possible de ce qui reste à mes yeux le chef-d’œuvre de John le Carré. Inévitablement, la construction enchevêtrée du roman se trouve quelque peu aplanie 1 — construction « en oignon 2 » typique de le Carré, où chaque couche de demi-vérité dissimule de nouvelles sous-couches de mensonges par omission, où le travail d’enquête, constamment nourri de songeries et de réminiscences d’un passé douloureux, n’est jamais loin de l’autoanalyse, où l’on s’enfonce à tâtons dans un labyrinthe tout à la fois spatial (« Il le guida ensuite le long de toute une succession de couloirs et d’escaliers jusqu’au garage en sous-sol où il avait dissimulé la voiture destinée à assurer leur fuite avec les passeports ») et mental (« De vastes perspectives de duplicité s’ouvraient devant lui. Ses amis, ses amours, même le Cirque 3, se rejoignaient et se refermaient en intrigues aux dédales infinis »). Mais si certains arrière-plans de l’intrigue s’estompent, le filmage très téléfilm britannique et la pauvreté manifeste du budget concourent paradoxalement à recréer l’atmosphère plombée du roman, son climat de paranoïa feutrée, sa peinture antispectaculaire du monde du renseignement : monde terne et sans prestige, fait d’un travail ingrat et répétitif, de dossiers entassés dans des archives poussiéreuses, de planques interminables, de rendez-vous dans des chambres d’hôtel aux papiers peints affreux, de conciliabules de couloir où chacun épie ses collègues et se sait surveillé par eux, de maisons délabrées où l’on cuisine patiemment des ex-agents. Monde claustrophobe en un mot, où l’on passe continuellement d’un lieu clos à un autre ; monde surtout gangrené de l’intérieur, comme toute institution, par sa pesanteur technocratique et ses querelles intestines de pouvoir. Les services secrets britanniques et leurs homologues soviétiques, engagés dans une guerre d’intox réciproque, se présentent à cet égard comme le parfait symétrique l’un de l’autre de part et d’autre du Rideau de fer (l’un des romans les plus lugubres de le Carré ne s’intitule pas pour rien The Looking-Glass War, le Miroir aux espions, titre programmatique de toute sa période guerre froide, et Robert Littell prendra sa suite avec les constructions circulaires du Transfuge et de la Boucle).

Alec Guinness, tout le monde l’a dit, campe un George Smiley idéal, en jouant magistralement de ses silences, d’une lenteur qui rappelle par moments celle de Peter Sellers dans Being There, et d’un regard myope derrière des lunettes trop grandes : c’est une taupe, en somme, qui débusquera la taupe tapie au cœur du Cirque. Reprenant le roman, j’ai été frappé par cette phrase : « [Smiley] ne bougeait que pour polir [les verres épais de ses lunettes] avec la doublure de soie de sa cravate et lorsqu’il le faisait, ses yeux avaient un regard humide, désarmé, qui était un peu embarrassant pour ceux qui le surprenaient. » Guinness a si bien intériorisé Smiley qu’il parvient, entre autres choses, à reproduire exactement cet effet de regard. Mais l’on a aussi plaisir à retrouver, dans le rôle de Bill Haydon, le parfait Ian Richardson, qu’on aima tant dans House of Cards.

1. Seul peut-être Fred Schepisi, dans l’ouverture discrètement magistrale de The Russia House (scénario de Tom Stoppard, ce qui compte aussi), est parvenu à donner un réel équivalent cinématographique à l’écriture à points de vue multiples et superposés de le Carré.
2. Ou en poupées russes, comme le suggère le générique de la série.
3. Le Cirque, c’est le sobriquet équivoque de l’Intelligence Service, sis à Cambridge Circus. On a rarement relevé, à ce propos, l’emploi ironique que fait le Carré du jargon des services de renseignements, où le personnel se répartit en lampistes, traîne-patins, chasseurs de scalps, mémés, baby-sitters, etc.

Tinker Tailor Soldier Spy, minisérie en sept parties de John Irvin. Coffret de deux DVD désormais vendu une bouchée de pain. Sous-titres anglais.




Sherlock (pour info)

La chose étant rarement précisée sur les sites de vente grands-bretons, signalons que le DVD de Sherlock est bel et bien pourvu de sous-titres anglais, dont la nécessité se fait généralement sentir. La revision du premier épisode, A Study in Pink, nous a comblé. Il se confirme aussi qu’un deuxième cycle de trois épisodes est en chantier. Diffusion annoncée pour l’automne 2011. Ce délai d’un an laisse augurer que Moffat et Gattis, préférant le travail bien fait à l’exploitation hâtive du succès, prendront le temps de soigner la suite. On s’en réjouit.