Farces & attrapes

Paul Masson, dit Lemice-Terrieux (1849-1896), fut le plus grand mystificateur de son temps. Élève des jésuites, il fait son droit et débute dans la carrière d’avocat à Vesoul. Diverses plaidoiries retentissantes et autres tours pendables lui valent d’être muté successivement en Afrique du Nord, puis à Chandernagor, et enfin à Pondichéry où il occupe le poste de procureur de la République (1880). C’est ici que prend place un de ses premiers grands exploits, typique de sa manière. Sous le nom de Joseph de Rozario (propriétaire), il adresse au Figaro un émouvant récit de l’expulsion de Chandernagor des pères jésuites Vacquant et Bordereau, en application des décrets du 29 mars 1880 ordonnant la dissolution des congrégations religieuses. D’autres journaux conservateurs se font l’écho scandalisé de ce témoignage des aberrations commises au nom de la séparation de l’Église et de l’État. Bien qu’anticlérical, le gouvernement français, déjà ébranlé par l’exécution de ces décrets dans la métropole, se sent tenu d’ordonner une enquête. Elle est, naturellement, confiée sur place à Paul Masson lui-même. Ce dernier s’acquitte de sa tâche avec un zèle considérable. Il parcourt le pays en tous sens aux frais de l’État, avant d’envoyer à Paris un rapport d’où il ressort que le Figaro a certainement été victime d’un farceur — puisqu’il appert qu’il n’y a jamais eu de jésuites dans les Indes françaises.

De retour en France après un nouveau détour par l’Afrique du Nord, Lemice-Terrieux passe à la vitesse supérieure. 1891 sera sa grande année. Tantôt il se déguise en maître d’hôtel et se poste à l’entrée d’un grand bal en annonçant à tous les arrivants que le gala est annulé. Tantôt il inonde le Tout-Paris de cartons d’invitation à une brillante soirée chez une victime non prévenue. À d’autres, il fait livrer des pianos à queue et autres meubles encombrants. Par voie de presse il fait anonymement annoncer que le riche Cernuschi met 100 000 francs à la disposition des grévistes de la Compagnie des omnibus pour les soutenir dans leur juste cause. Lui-même promet 30 000 francs de sa poche à la Société des Beaux-Arts pour l’encouragement des jeunes artistes — puis dément aussitôt en protestant vertueusement contre le mauvais plaisant qui a répandu ce canular. Il y en aura comme ça par dizaines. Dans Le XIXe siècle, Henry Fouquier s’épate : « Ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est qu’il se trouve des gens pour avoir le temps de combiner ces farces, de les préparer, de les exécuter. Commander des lettres, les mettre dans des enveloppes, les envoyer, faire des adresses, voilà bien des affaires et je sais que, pour ma part, quand une obligation sociale, — le jour de l’an, par exemple, — me contraint à une semblable besogne, j’en suis excédé. Il faut donc qu’il y ait dans la mystification une bien grande joie, pour qu’on puisse y donner de tels soins et y perdre son temps ? » Il faut croire que si.

Toujours en 1891, Masson publie un faux célèbre, les Réflexions et pensées du général Boulanger, extraites de ses papiers et de sa correspondance intime. Deux ans plus tard, il récidive en faisant paraître un prétendu Carnet de jeunesse du prince de Bismarck. Selon Colette, cet opuscule faillit être cause de guerre entre la France et l’Allemagne. « Un peu plus tôt, un peu plus tard… », répond pour sa défense le fauteur de troubles.

1894 le voit poser sa candidature à l’Académie française en même temps qu’au poste de bourreau de la République. En avril, les journaux annoncent qu’il prononcera une conférence sur La fumisterie et les fumistes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Le public se presse nombreux (on va bien rigoler) mais légèrement méfiant (que nous prépare-t-il ?). Beaucoup refusent de confier leur manteau au vestiaire (on ne sait jamais), certains redoutent que Masson ne se présente tout simplement pas, vous allez voir qu’il nous a posé un lapin. Mais non : à l’heure dite survient le conférencier, qui se lance dans un exposé extraordinairement technique, et d’un majuscule ennui, sur la fumisterie industrielle et tous les modes historiques de chauffage à travers les âges, en recommandant pour finir les poêles et tuyaux de cheminée d’une maison anglaise dont il est devenu pour la circonstance le représentant exclusif en France. Une stupéfaction navrée envahit peu à peu les visages et les bancs, un à un, se vident — tandis que l’orateur, imperturbable, poursuit son discours monotone. Henri Mazel donne un compte rendu détaillé de la soirée dans l’Ermitage d’avril 1894. Mais en novembre, le Voltaire affirme qu’elle n’a jamais eu lieu. Qui faut-il croire ? Tout le génie de Masson est là, dans cette manière de susciter quasi naturellement le doute sur les méfaits qui s’attachent à sa légende. « On m’a prêté, confie-t-il à Adolphe Brisson, beaucoup de facéties dont je ne suis pas coupable […]. J’en ai désavoué la paternité ; on n’a pas ajouté foi à mon démenti… Vous-même, en ce moment, vous ne savez pas au juste si je vous trompe ou si je suis sincère. Et votre perplexité me rend heureux. »

Deux ans plus tard, il lance une grande enquête sur les bruits dans l’amour, en promettant l’anonymat aux répondants : « Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir me faire connaître dans le plus bref délai quelles sont les phrases, interjections ou onomatopées qui vous échappent le plus habituellement aux heures d’extase. »

Mais voici ma préférée. Elle est rapportée par Colette dans Mes apprentissages. Masson travaille alors à la Bibliothèque Nationale. Durant les vacances de l’été 1894 qu’il passe à Belle-Île avec Willy et ladite Colette, celle-ci le voit parfois s’installer sur un rocher et sortir de sa poche un paquet de fiches vierges qu’il entreprend de remplir. Que mijote-t-il donc ?

— Je travaille. Je travaille de mon métier. Je suis attaché au catalogue de la Nationale. Je relève des titres.
J’étais assez crédule, et je m’ébahis d’admiration :
— Oh !… Tu peux faire ça de mémoire ?
Il pointa vers moi sa petite barbiche d’horloger :
— De mémoire ? Où serait le mérite ? Je fais mieux. J’ai constaté que la Nationale est pauvre en ouvrages latins et italiens du XVe siècle. De même en manuscrits allemands. De même en autographes intimes de souverains, et bien d’autres petites lacunes… En attendant que la chance et l’érudition les comblent, j’inscris les titres d’œuvres extrêmement intéressantes — qui auraient dû être écrites… Qu’au moins les titres sauvent le prestige du catalogue, du Khatalogue…
— Mais, dis-je avec naïveté, puisque les livres n’existent pas ?
— Ah ! dit-il avec un geste frivole, je ne peux pas tout faire.

Question : combien de ces fiches ont-elles franchi l’étape de la numérisation, et figurent encore au catalogue de la Bibliothèque nationale de France ?

***

Sources : Encyclopédie des farces et attrapes, sous la direction de Noël Arnaud et François Caradec (Pauvert, 1964). La Farce et le Sacré, de François Caradec (Casterman, 1977).

Ajoutons que Lemice-Terrieux collabora aussi à L’Intermédiaire des chercheurs et curieux durant près de vingt ans : combien d’érudits candides a-t-il aiguillé sur des fausses pistes ? On le soupçonne encore d’avoir semé quelques notices de son cru dans le Grand Larousse encyclopédique.


Mardi 1 avril 2008 | Bibliothèques, Monomanies | 6 commentaires


Une maison-livre

30 000 volumes. Dans la maison de cet enseignant, érudit et chercheur (appelons-le André Durand), les livres s’accumulent des planchers aux plafonds et des corridors aux chambres en passant par les escaliers. Les uns sont rassemblés sur des rayonnages qu’ils partagent avec toutes sortes d’objets de curiosité, les autres s’entassent, par ordre d’arrivage, en des piles à l’équilibre précaire. Ils envahissent toutes les pièces à l’exception notable de la cuisine-salle à manger, dont le dépouillement délibéré contraste avec le reste de la maison, bien que s’y trouve réunie une modeste collection de chaises, car l’homme s’intéresse aussi au design.

« Il n’y a pas de classement, il n’y en a plus. C’est un mille-feuilles, ce sont des strates, et je suis le seul à pouvoir m’y retrouver. Au départ, ma bibliothèque s’ordonnait autour d’ensembles thématiques classés par ordre chronologique et/ou par collections : les littératures du monde entier, la littérature gréco-latine, le surréalisme auquel je me suis longtemps intéressé, les livres d’art regroupés autour de la collection L’Univers des formes, etc. »

« Au fil des ans, ma bibliothèque de travail a pris des proportions telles qu’elle a dévoré tout l’espace. Il a fallu faire de la place et cela a entraîné la dislocation progressive de l’ensemble. Des domaines ou des auteurs auxquels je m’intéressais moins ont été exilés au grenier où ils sont devenus en pratique inaccessibles. J’ai même mobilisé le grenier de quelques amis. »

Le domaine de recherches d’André Durand se trouve à la croisée de plusieurs champs du savoir (littérature, arts graphiques, histoire, anthropologie…). L’écriture du moindre article nécessite une documentation considérable. AD, qui reçoit une centaine de livres par mois en service de presse, en achète également de 500 à 600 par an. « Un travail sérieux se doit d’être nourri. Et comment le nourrir, si ce n’est en faisant de nouvelles acquisitions ? »


Dimanche 25 novembre 2007 | Bibliothèques | 2 commentaires


Bibliothèques


Chez une collectionneuse de Penguin




Le monde du silence

Patrick Tourneboeuf est aussi bien attiré par les univers clos sur eux-mêmes (du monde des bureaux à l’école de la Marine nationale) que par les lieux vides et fantomatiques (abords incertains des villes, stations balnéaires hors saison touristique). Fasciné par les traces que les hommes laissent derrière eux, « les espaces qu’ils investissent et parfois abandonnent », il a notamment promené son appareil photo le long du tracé du mur de Berlin et sur les plages du débarquement. Son récent travail sur les Archives nationales de France conjoint comme à plaisir ces diverses obsessions - et peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est à la veille de leur déménagement partiel à Pierrefitte-sur-Seine qu’il a photographié ces trois hectares de galeries et de salles encloses au cœur de Paris. Ces photos furent exposées aux Archives mêmes au début de l’année, dans d’impressionnants très grands formats accrochés en des salles dont le silence faisait un troublant écho à leur propre silence. Labyrinthe des corridors, des salles de consultation et des magasins en sous-sol, kilomètres de rayonnages où s’alignent les volumes reliés, les classeurs aux numérotations ésotériques ; château de la Belle au bois dormant où les registres, censiers, minutiers des conseils du roi et procès-verbaux des assemblées révolutionnaires, ensevelis dans un profond sommeil, semblent attendre l’historien qui viendra les réveiller pour les faire parler à nouveau. Fascinant univers, entre Borges et le Resnais de Toute la mémoire du monde, à la fois vertigineux et légèrement oppressant, vide de présence humaine, à une seule exception qui semble incarner la solitude du chercheur.

Patrick TOURNEBOEUF, le Temps suspendu. Préface de Pierre Nora. Filigranes, 2007.




Bibliothèques


Bibliothèque embryonnaire, Montréal, 1982


Lundi 19 février 2007 | Bibliothèques | Aucun commentaire


Penser / Classer

Il y a un vertige taxonomique. Je l’éprouve chaque fois que mes yeux tombent sur un indice de la Classification Décimale Universelle (C.D.U.). Par quelles successions de miracles en est-on venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que :

668.184.2.099

désignerait la finition du savon de toilette et

629.1.018-465

les avertisseurs pour véhicules sanitaires, cependant que :

621.3.027.23
621.346.382
616-24-002.5-084
796.54
913.15

désignaient respectivement : les tensions ne dépassant pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon !

Georges Perec, Penser / Classer.

Cette CDU qui donnait le tournis à Perec, on en doit la mise au point à Paul Otlet (1868-1944) et Henri La Fontaine (1854-1943). Bibliographe et grand pionnier des sciences de la documentation, en qui l’on voit aujourd’hui l’un des précurseurs conceptuels d’internet, Otlet fut aussi un penseur progressiste animé d’un idéal internationaliste (dès avant la fin de la Première Guerre mondiale, il travaille à la création de la Société des Nations) ; mais encore un papivore précocement atteint du virus de l’accumulation, doublé d’un utopiste fou qui rêva de bâtir une Cité mondiale de la paix et de la fraternité universelles - projet qui le fit basculer à la fin de sa vie dans la monomanie obsessionnelle. Manifestement attirée par les figures hors-normes (on lui doit aussi un ouvrage sur Étienne-Gaspard Robertson), Françoise Levie vient de lui consacrer une biographie, l’Homme qui voulait classer le monde. Compte rendu ici.

Françoise LEVIE, l’Homme qui voulait classer le monde. Les Impressions nouvelles, 2006, 352 p.


Samedi 3 février 2007 | Au fil des pages, Bibliothèques | 1 commentaire


Henri-Jean Martin

Le Monde m’apprend la mort, à 82 ans, d’Henri-Jean Martin, grand historien du livre et de l’édition, domaine de recherche dont il fut le pionnier avec son maître Lucien Febvre (ils ont écrit ensemble l’Apparition du livre, ouvrage fondamental sur le sujet, paru en 1958).

J’avais lu avec beaucoup d’intérêt ses Métamorphoses du livre. Dans ce volume d’entretiens, Martin retrace son itinéraire intellectuel et professionnel. On y découvre un homme au caractère bien trempé, un chercheur formé à l’École des Chartes, épris de rigueur mais soucieux de décloisonner les disciplines et les savoirs. On y apprend mille choses passionnantes sur l’édition et les métiers du livre sous l’Ancien Régime, l’invention de l’imprimerie, son rôle dans la circulation des idées à partir de la Renaissance, la lente élaboration des dispositifs typographiques (pagination, découpage en chapitres et en paragraphes) qui ont abouti au livre tel que nous le connaissons.

Partant de là, Martin n’a eu de cesse d’élargir le champ de ses interrogations, en reliant l’histoire du livre à celle des pratiques culturelles, économiques et sociales. Il s’est notamment intéressé à la question de la « mise en texte » : soit comment la présentation matérielle du texte et l’évolution de ses supports (depuis les rouleaux manuscrits jusqu’à l’écran d’ordinateur) influent à chaque époque sur les manières de lire, les cadres mentaux et la construction des savoirs, mais aussi sur l’organisation sociale et la répartition des pouvoirs. De là, il envisageait d’étudier rien de moins que l’histoire de la communication humaine, travail de longue haleine qu’il semble avoir eu le temps de mener à bien avant de disparaître.

On trouvera également dans ces entretiens de nombreux aperçus, relevés parfois d’anecdotes croquignolettes, sur l’enseignement et la recherche, le mandarinat du monde universitaire, le fonctionnement interne des bibliothèques et leurs rapports parfois conflictuels avec les administrations dont elles relèvent.

Les propos de Martin sont denses mais toujours clairs et non dénués d’humour ni de provocation tranquille - tandis que ses interviouveurs n’évitent pas toujours le péché mignon de pédantisme.

Henri-Jean MARTIN, les Métamorphoses du livre. Entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob. Albin Michel, Itinéraires du savoir, 2004, 297 p.

Addendum (11/02) : quelques liens vers d’autres articles consacrés à H.-J. Martin ici.