Sortie d’usine
Excursions dans le monde visible, péripéties hagardes du quotidien,
phrases insolites captées au vol,
grands délirants tenant des propos d’une admirable incohérence,
excentricités diverses et toute cette sorte de choses,
c’est
qui sera lancé le 30 mai à 18 heures
en présence véritable de l’auteur
à la librairie Le Port de tête,
262, avenue du Mont-Royal Est, Montréal.
Mise en orbite concomitante de Schasslamitt de notre Bérengère Cournut préférée, ainsi que de Monsieur T. de Katerina Iliopoulou, chez le même inestimable éditeur. Et possible accostage du Bathyscaphe, si le fier submersible triomphe à temps d’une mer démontée.
Il y aura de la musique et du vin qui fait danser la soif. Venez !
Item, réédition dans la collection de poche « Petites pattes à pont » de la Nuit sans fin, épuisé par la demande populaire.
Ces deux très-excellents ouvrages seront disponibles en librairie au Québec le 29 mai (dist. Dimédia) ; en Belgique et en France le 15 octobre (dist. Belles Lettres).
Perecollages
Reparcourant les précieux Entretiens et conférences de Perec, suis tombé sur ceci, qui est très éclairant.
En plus de l’attitude flaubertienne à l’égard des personnages, en plus d’un rythme et d’un style qui rappellent avec constance l’Éducation sentimentale, il y a dans les Choses des phrases entières de Flaubert, de véritables « collages ».
C’est parfaitement exact et j’y tiens beaucoup. Mon utilisation de Flaubert se fait à trois niveaux : d’abord le rythme ternaire, qui était devenu chez moi une sorte de tic ; ensuite, j’ai emprunté à Flaubert certaines figures exemplaires, certains éléments tout organisés, un peu comme des cartes de tarot : le voyage en bateau, la manifestation de rues, la vente aux enchères… Enfin, des phrases recopiées, retranscrites purement et simplement.
À quoi cela correspond-il donc ?
Je ne sais pas très bien, mais il me semble que depuis un certain temps déjà, depuis les surréalistes en fait, on s’achemine vers un art qu’on pourrait dire « citationnel », et qui permet un certain progrès puisqu’on prend comme point de départ ce qui était un aboutissement chez les prédécesseurs. C’est un procédé qui me séduit beaucoup, avec lequel j’ai envie de jouer. En tout cas, cela m’a beaucoup aidé ; à un certain moment, j’étais complètement perdu et le fait de choisir un modèle de cette sorte, d’introduire dans mon sujet comme des greffons, m’a permis de m’en sortir. Le collage, pour moi, c’est comme un schème, une promesse et une condition de la découverte. Bien sûr, mon ambition n’est pas de réécrire le Quichotte comme le Pierre Ménard de Borges, mais je voulais par exemple refaire la nouvelle de Melville que je préfère, Bartleby the Scrivener. C’est un texte que j’avais envie d’écrire ; mais comme il est impossible d’écrire un texte qui existe déjà, j’avais envie de le réécrire, pas de le pasticher, mais de faire un autre, enfin le même Bartleby, mais un peu plus… comme si c’était moi qui l’avais fait. C’est une idée qui me semble précieuse sur le plan de la création littéraire […] C’est la volonté de se situer dans une ligne qui prend en compte toute la littérature du passé. On anime ainsi son musée personnel, on réactive ses réserves littéraires. D’ailleurs, Flaubert n’est pas mon seul modèle, mon seul collage. Il y a des modèles moins manifestes : Nizan et la Conspiration, Antelme et l’Espèce humaine.
Propos recueillis par Marcel Bénabou et Bruno Marcenac.
Les Lettres Françaises no 1108, 2-8 décembre 1965.
Refaire Bartleby, n’est-ce pas une partie du programme d’Un homme qui dort, dont le personnage tente de s’absenter radicalement de l’existence ?
Le laboratoire de Perec
On en connaissait l’existence par la biographie de David Bellos, on peut à présent lire le Condottière, l’un des trois romans « de jeunesse » qu’écrivit Perec avant les Choses. La gestation du livre fut compliquée. Il connut au fil des réécritures, des reprises et des interruptions, plusieurs changements de titre, de longueur et d’enjeu narratif. Le résultat est un objet étrange, très touffu, comme ces premiers romans ou ces premiers films dans lesquels l’auteur balance en vrac tout ce qu’il a dans les tripes ; marqué encore par le roman existentiel des années 1950 et le Nouveau Roman (avec, si je ne m’abuse, un soupçon de Faulkner) ; pas vraiment convaincant en tant qu’objet fini, et l’on comprend que les éditeurs sollicités par ce jeune débutant prometteur aient retoqué le manuscrit avec perplexité tout en encourageant son auteur à persévérer ; et en même temps passionnant en ce que c’est la bande-annonce de toute l’œuvre à venir. On y trouve en désordre tout ce que Perec distillera par la suite livre après livre : un peu des Choses et d’Un homme qui dort, un peu d’Un cabinet d’amateur et de la Vie mode d’emploi ; une construction en partie double qu’on reverra, différemment charpentée, dans W et « 53 Jours » ; le goût des calembours potaches (« Un bon Titien vaut mieux que deux Ribera ») ; le personnage de Gaspard Winckler, analogon qui reparaîtra dans W et la Vie mode d’emploi ; sans oublier le tableau qui donne le titre au livre, ce Condottière d’Antonello de Messine, autre double ou miroir de l’auteur (le Condottière en question ayant, comme Perec, une fine cicatrice au-dessus de la lèvre) qui reviendra également dans plusieurs de ses livres.
On y entend surtout déjà sa voix, son phrasé d’écrivain. Les premières lignes semblent annoncer un thriller. Écriture de roman noir admirablement scandée, dans le style comportemental cher à Manchette :
Madera était lourd. Je l’ai saisi sous les aisselles, j’ai descendu à reculons les escaliers qui conduisaient au laboratoire. Ses pieds sautaient d’une marche à l’autre, et ces rebondissements saccadés, qui suivaient le rythme inégal de ma descente, résonnaient sèchement sous la voûte étroite. Nos ombres dansaient sur les murs.
Mais dès la phrase suivante, il est clair qu’on est embarqué dans autre chose, alors que surgit, comme un air familier, le goût des périodes énumératives et de la description saturante hérité de Flaubert :
Le sang coulait encore, visqueux, suintait de la serviette-éponge saturée, glissait en traînées rapides sur les revers de soie, se perdait dans les plis de la veste, filets glaireux, très légèrement brillants, qu’arrêtait la moindre rugosité de l’étoffe, et qui perlaient parfois jusqu’au sol, où les gouttes explosaient en tachetures étoilées.
Dans cette première page, Gaspard Winckler descend donc se réfugier dans l’atelier-labo où il s’est colleté en vain avec le tableau de Messine, et c’est exactement ce que nous faisons nous-mêmes, lecteurs du Condottière. Nous entrons dans le roman-laboratoire d’un jeune auteur qui teste divers procédés narratifs dans ses éprouvettes : intégration à la fiction d’un savoir didactique et d’éléments autobiographiques cryptés ; télescopage du récit objectif et du monologue intérieur, avec glissements constants entre la première, la deuxième et la troisième personne — procédé que Perec met en œuvre de manière très personnelle, sur un rythme haletant, en inventant au passage une forme de narration sans équivalent dans la littérature d’avant-garde française de l’époque. Tout de même, ces différents registres entrent en collision, au prix d’un certain statisme de la construction qui condamne le livre, dans sa deuxième partie, à un sur-place un peu longuet. La surchauffe menace dans la salle des machines ; le romancier fait ses gammes mais n’a pas encore trouvé son la.
Roman exorcisme de la hantise de l’échec et du sentiment d’imposture, roman aussi de la conquête de soi, le Condottière raconte, comme la Vie mode d’emploi quelque vingt ans plus tard, la vengeance d’un artiste-artisan nommé Gaspard Winckler contre son riche commanditaire. La vengeance du Condottière est aussi expéditive que celle de la Vie sera savamment différée. Le Winckler de la Vie sera un fabricant de puzzles tandis que celui du Condottière est un faussaire. Première occurrence de la passion du faux en art, esquisse d’une poétique du pastiche et de la contrefaçon qui deviendront les chers sujets de Perec, jusqu’au dernier livre paru de son vivant, Un cabinet d’amateur. Winckler le faussaire ne réalise pas de vulgaires copies mais, à partir de trois tableaux d’un grand maître, en conçoit un quatrième qui aurait pu être de sa main — jusqu’au jour où, s’étant lancé dans un défi trop grand pour lui en voulant émuler Antonello de Messine, il essuie un échec qui précipitera sa perte. Toute l’œuvre ultérieure de Perec est là pour montrer qu’il a réussi là où son alter ego a finalement échoué. Mutatis mutandis, lui aussi apprendra bientôt — mais avec succès — comment réécrire ses lectures, comment, à partir de trois phrases d’un grand auteur, en inventer une quatrième qui lui appartienne en propre ; comment, en somme, mettre en œuvre une stratégie intertextuelle productrice d’effets : nombreuses citations inavouées de l’Éducation sentimentale dans les Choses qui finissent par contaminer le ton, le rythme du volume entier, vaste collage d’emprunts réinterprétés dans Un homme qui dort, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé réécrits en se passant d’une certaine voyelle dans la Disparition, citations remaniées d’une trentaine d’auteurs distribuées suivant un jeu de permutations complexes dans la Vie mode d’emploi.
En 1961, remis de la déception que lui avait causé le refus, par Georges Lambrichs, d’un manuscrit tant de fois remanié, Perec écrit avec une lucidité prophétique à Roger Kleman :
Le Condottière ne paraîtra pas ou à titre posthume préfacé par Monmartineau. J’ai dit. Uggh. D’abord parce que c’est mauvais. Ensuite parce que je reprends dans l’actuel, d’une façon à mon sens plus convaincante, plus complète, plus cohérente, plus sérieuse, plus intégrée, allant plus loin, moins tirée par les cheveux. Du moins espéré-je tout ça.
Rétrospectivement, c’est exactement ce qui s’est passé. Livre après livre, Perec a réalisé, de manière « plus cohérente, plus intégrée », plus ludique aussi, ce qui bouillonne virtuellement, à l’état natif, dans le Condottière.
Georges Perec, le Condottière, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2012,
203 p. 56 Lettres à un ami, Le Bleu du ciel, 2011, 118 p.
Dimanche en jazz 6
[audio:http://home.scarlet.be/~th046862/zk/lil.mp3]
Count Basie
Li’l Darlin’.
Wendell Culley, Snooky Young, Thad Jones, Joe Newman (tp) ; Henry Coker, Al Grey, Benny Powell (tb) ; Marshall Royal, Frank Wess, Eddie Lockjaw Davis, Frank Foster, Charles Fowlkes (sax) ; Count Basie (p) ; Freddie Green (g) ; Eddie Jones (cb) ; Sonny Payne (bt). Arr. : Neal Hefti. Prise de son : Bob Arnold. New York, Capitol Studios, octobre 1957.
La thérapeute siphonnée d’Ally McBeal a raison : il nous faut une theme song. La mienne change toutes les quinzaines. Depuis que je l’ai réentendu l’autre matin dans un bistro, c’est Li’l Darlin’ qui me suit partout, rythme mes pas, m’accompagne sous la douche. Je l’écoute tous les jours. Arrangement somptueux de Neal Hefti, texture orchestrale enveloppante, en nappes soyeuses superposées soutenues par quelques notes de baryton très graves placées juste au bon endroit pour vous faire doucement léviter1. Rhaa ! Si ma mémoire est bonne, c’est à propos de ce morceau qu’un musicien de l’orchestre louait le sens inné du tempo chez Basie. À l’origine, la partition était écrite sur un tempo beaucoup plus vif. Et Basie, immédiatement : « Mais non, c’est comme ça qu’il faut le jouer. » Comme ça : sur ce rythme voluptueusement ralenti qui dispense une ivresse entêtante. Pour un autre musicien, Li’l Darlin’ est « the perfect test of patience. That’s the hardest part about it : not rushing it ». Henri Salvador en a donné une belle version chantée, avec l’orchestre de Christian Chevallier et quelques chanteurs des Double Six, rien que ça. Sur Basie, voir aussi ici.
1 De tout cela, il est à craindre qu’il ne reste plus grand-chose sur des enceintes d’ordinateur. Procurez vous donc The Complete Atomic Basie, le dernier grand disque du Count (Médiathèque : UB1686).