Sur le pavé, le jazz

Jamais vu ça en vingt ans de fréquentation de la brocante Saint-Pholien. Le jazz, aux puces, ça se résume d’ordinaire à quelques compils de troisième ordre égarées entre les Quatre Saisons, les chefs-d’œuvre de l’opérette et les grands hits de la dance music. Très rarement, un vinyle intéressant. Là, c’était tout le contraire. Une collection de CD d’une qualité exceptionnelle, témoignant d’un goût sans faille ; une vie d’écoute et de passion. Le destin ordinaire d’une collection après la mort du collectionneur, c’est la dispersion ; mais cela m’a fait mal au cœur de la voir finir ainsi, jetée sur le pavé par des héritiers pressés. Elle méritait un meilleur sort. Elle appartenait à un avocat, monsieur Frankinet de la rue des Bonnes-Villes, qui, personne n’est parfait, avait la mauvaise habitude d’inscrire son nom et son adresse sur toutes les pochettes (tantôt en la griffonnant d’une écriture à grands jambages, tantôt au moyen d’un coup de tampon encreur ou encore d’une étiquette autocollante impossible à enlever sans tout déchirer), et de souligner au bic ou au marqueur fluo ses plages préférées. Paix à ses cendres. Je lui dois d’avoir enrichi ma collection de soixante CD pour la somme de 50 €. Que du premier choix : Sinatra période Capitol (la meilleure), Basie, Benny Carter, Teddy Wilson, Monk, Rollins, Mingus, Dolphy, Jackie McLean, Art Pepper, Warne Marsh, Mal Waldron, Steve Lacy, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Bill Dixon, Anthony Braxton, David Murray, John Zorn and so forth. Et si j’étais arrivé cinq minutes plus tôt, j’aurais chopé une pile imposante de Sun Ra et de Vienna Art Orchestra dont s’est emparé un autre amateur.




La poésie ce matin (11)

venir scander le jour est un règne d’attente, venir sonner les heures un décompte sans fin, espoir et distraction où le hasard fait mouche, la chute d’une étoile, le verbe qui prend forme, mais le refrain demeure

petits ou grands
corbeaux corneilles
traversent l’œil
plombent le temps

les oiseaux s’en reviennent, l’arbre trace l’escale, la phrase son phrasé, les mots couleur de feuilles s’en vont parler au vent, la terre ouvre ses champs aux accents d’un éveil : un morceau de ciel clair

le temps c’est soi-même on le sait

Philippe Jones, Parenthèses.
Le Cormier, 2013


Samedi 27 avril 2013 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Ritournelles


On a reçu (merci, A.-M. B.) cette belle plaquette de onze Chansons de Pierre Peuchmaurd, qu’accompagne une peinture de Véronique Gentil, reproduite en couleurs en double page centrale et en noir sur papier calque sur les pages de garde. Il s’agit d’une suite de onze poèmes, composés chacun de trois strophes de quatre vers quadrisyllabiques. Peuchmaurd y revisite son bestiaire tout en s’adonnant au plaisir faussement simple de la ritournelle — l’ensemble n’est pas pour rien dédié au merveilleux Max Elskamp, chez qui le travail d’orfèvre sur la désarticulation du vers se mêlait au rythme des refrains populaires. Si la poésie, pour Peuchmaurd, était de l’ordre de la fulgurance — le poème, disait-il, est « la traduction simultanée d’une espèce d’apparition […] Il doit laisser une vibration dans l’air », et l’on pourrait en dire autant de ses aphorismes —, sa saisie n’excluait nullement le goût des jeux de langage : refrains et reprises, assonances et paronomases, qui sont ici particulièrement sollicités.

Et puis voici
Les sangliers
Dans leur dentelle
Rose et buée

Les sangliers
Serrés de brume
La nuit vermeille
Des sangliers

Et puis voici
Les armes blanches
L’éternité
Des sangliers

 

Pierre PEUCHMARD, Chansons. La Morale merveilleuse & Pierre Ménard, 2013. Deux cents exemplaires hors commerce.


Vendredi 26 avril 2013 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Les Français croient aux mots

Le charme de l’Autre Journal où s’épanouissait, dominatrice, Marguerite Duras, c’est qu’à la différence de nombreux confrères on le sentait respirer. Les défauts y étaient si évidents qu’ils vous donnaient l’envie de mettre la main à la pâte. Ils sont rares les journaux où l’on souhaiterait intervenir, prendre la parole. En général, ils sont ou tellement bêtes ou tellement bien faits que l’on voit tout de suite que l’on est de trop. […]
Le temps de trouver un arrangement, l’Autre Journal cessa de paraître. Il n’avait rien d’une chaîne de télévision, ce n’était pas Radio Monte-Carlo, même pas un quotidien. À peine un hebdomadaire. Il ne se trouva donc aucun financier sérieux pour s’intéresser à lui puisqu’il ne risquait pas d’être un gouffre. Le monde du capital a son orgueil : il ne va pas s’asseoir à une table de chemin de fer où la mise initiale est de cinquante francs. Ces choses-là risquent de s’apprendre, et c’est ainsi que, tout riche que l’on est, l’on perd sa réputation.

Bernard Frank
Le Journal littéraire no 1, septembre-novembre 1987.

J’ai vendu la mèche quand j’avais vingt ans : « Je retrouvais cette idée qui m’avait si fort effrayé que l’histoire de la littérature, même la plus rudimentaire, parlait souvent plus à une imagination bien dressée que les chefs-d’œuvre dont elle avait le souci. » Autrement dit, les chefs-d’œuvre me faisaient moins d’effet que leur bande-annonce, leur notice. Et partout pareil. Dans les restaurants, on est plus fasciné par les cartes, la richesse des menus que par ce qui est dans l’assiette. Et ces restaurants, nous n’y allons le plus souvent que par le commentaire que nous avons lu dans les guides. Ce sont les mots du chroniqueur qui nous ont fait de l’effet. Nous nous délectons du verbal, nous mangeons de la rêverie. Les médicaments, longtemps, nous ont fait de l’effet par leur notice, leur mode d’emploi. La France, on le sait, va mourir sous le poids de ses médicaments, de sa Sécurité sociale. Et pourquoi les Français sont-ils si dépensiers en drogue ? C’est qu’ils croient aux mots.

Égoïste no 13, tome 1, 1996.

Chroniques reprises dans Rêveries, Le Dilettante, 2000.


Vendredi 12 avril 2013 | Grappilles | Aucun commentaire