Même morts, ils continuaient

Pouvoir d’ébranlement de certains textes, de certaines phrases. On en reste saisi, le cœur en arrêt, comme au bord d’un abîme. Dans Colibris & princesses de Pierre Peuchmaurd (L’Escampette, 2004), ces deux vers de Gellu Naum :

on tapait dans une casserole en cuivre les autres nous frappaient la tête contre le loquet
(ils étaient morts depuis longtemps mais arrivaient encore à nous faire ça)

C’est à se demander quel air respiraient les surréalistes roumains. Ils font peur, ils font rire à la fois ; ils vous font vaciller jusqu’au fond de l’être. Il faut lire, ou mieux encore écouter Ghérasim Luca épuiser, essorer jusqu’au vertige les possibilités sonores de la langue (Deleuze : « Il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui-même »). C’est proprement hallucinant, cela s’appelle Passionnément.


Jeudi 15 janvier 2009 | Grappilles | Aucun commentaire


La poésie ce matin (1)

ÉCRIT POUR L’OCCASION

Sur trois canards
plus gris que l’herbe
la pluie tombait
la mer tombait
Sur tes genoux très roses aussi
la nuit tombait
la pluie tombait,
et sur l’élan dans son désert
des langues de sel et de beurre rance
Des chutes de reine finissaient l’an
le feu des vitres montait aux joues
Vinrent des soleils de plus vieilles laines
des ciels d’hiver dans les miroirs
des boues de glace et de sang sec,
vinrent des filles longues armées de dieux
des nains épars et des épieux
des rampes de neige cachant leur fer
et vinrent de petites bêtes
de petites lèpres, de petites lunes,
vinrent des massues et des écluses
des pluies de bronze sur le papier
On écrivait la bouche ouverte
le prix des choses qu’on oubliait
le bruit des chiens quand on les casse
les nuits de chasse dans les couloirs
on écrivait pour l’occasion
pour l’herbe tendre des couteaux,
un singe roux sur le cœur
on écrivait le mot charbon
Vinrent des râpes, des retours
des combats de basse lice,
vinrent des enfants d’avril
avec plusieurs yeux mauves
et qui n’écrivaient pas
et qui touchaient le vent
Des fleurs énormes
guidaient le feu vers les rideaux

Pierre Peuchmaurd, Parfaits Dommages
et autres achèvements
. L’Oie de Cravan, 2007.

*

Réédition de Parfaits Dommages (1996), considérablement augmentée de textes ayant fait l’objet de plaquettes à tirage limité et de quelques inédits. Superbes photos de Nicole Espagnol. Pierre Peuchmaurd est un secret bien gardé de notre temps. C’est un immense poète, et presque personne ne le sait. Faites passer.


Vendredi 30 novembre 2007 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Passage de Coltrane

LE JAZZ À LA CAMPAGNE
Il n’y a rien à mettre sous ce titre, sauf peut-être les plus beaux soirs d’été, la peur et le fruit, les heures blanches de décembre. Et Coltrane dans les terres, qui les effleure et les aggrave. Ce n’est qu’ici que la ville est réelle.

Pierre Peuchmaurd, Émail du monde. Atelier de l’agneau, 2000.

*

Les Américains déclinent leur nom de famille dès le premier contact. D’où cette brève de bar (j’étais à celui du Birdland - une pensée pour Charlie Parker - avec mon Hasselblad au cou), un musicien s’approche :
- Nice camera.
- Hasselblad.
- John Coltrane.

Corneille Hannoset, Voyages chroniques. Éditions Tandem, « Alentours », 1997.


photo : Chuck Stewart


Lundi 24 septembre 2007 | Grappilles | 1 commentaire


Poétique de l’entrevu

La poésie ou plutôt le poème ne doit rien au rêve. À la rêverie, peut-être, et alors à la divagation, si vous voulez. En vérité, je ne crois pas qu’elle se fasse ailleurs que sur les lèvres, dans la voix, au hasard de sa venue qui, chez moi, se produit presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose. […] Il y a un autre monde, vous savez : il est ici et ne demande qu’à apparaître. Qu’on appelle cela « surréalité » ou « plus de conscience », c’est toujours de l’immanence cachée, mais clignotante, scintillante, qui fait signe et qui se dévoile quand elle veut et… quand vous pouvez. […] Le poème, chez moi, est presque toujours le produit, l’accompagnement et comme la traduction simultanée d’une espèce d’apparition. Presque toujours aussi, ce phénomène est bref, et je ne vois pas pourquoi le poème devrait se prolonger au risque de le diluer, de l’épuiser. Il doit laisser une vibration dans l’air. Il doit blesser aussi, ouvrir la terre mais comme une épine, pas comme un tracteur1.

Ce qui vaut pour la poésie de Pierre Peuchmaurd vaut aussi bien pour les fragments réunis dans l’Immaculée Déception, recueil qui fait suite à À l’usage de Delphine. Aphorismes, choses vues, bestiaire, jeux de mots à la Leiris, raccourcis fulgurants saisis au vol dans un calembour, étonnements et courroux, sottisier et fragments d’art poétique… Ce sont flèches qui vibrent en effet, où l’ironie fait jeu égal avec le sens du merveilleux — tandis que passent comme en songe de troublantes jeunes filles. Considérant les mots et le monde d’un autre œil, Peuchmaurd sait l’art de dépayser le langage en retournant comme des gants les vérités premières et les expressions toutes faites, pour mieux tirer le tapis sous les pieds du sens commun. De bien jolies fleurs (sans rhétorique), aux épines exquises.

Pierre PEUCHMAURD, l’Immaculée Déception. Atelier de l’agneau, 2002, 78 p.

1 Extraits d’un entretien avec Pierre Peuchmaurd paru dans Le Matricule des anges.

Extrait

Victimes du tabagisme, ne restez plus passives : fumez.

Les fées sont têtues.

J’ai vu une boîte aux lettres sur une caravane.

Corpus Christine.

L’aîné des mes soucis.

Pâtir des châteaux en Espagne.

Dresser une lapalissade.

Sanglot : l’eau du sang.

Ce n’est pas à ses jours que l’on met fin, c’est à sa nuit.

Le commandement de Mallarmé : « Surtout, ne va pas, frère, acheter du pain » ne s’adresse qu’aux poètes qui ont une bonne.

Le tamanoir est une huître géante avec des poils.

Je ne connais rien de plus déprimant qu’un homme sans mélancolie.

Des ossements d’épaules.

Danger : public.

La lettre était cassée, le haut du f effacé. J’ai donc cru que Valéry avait écrit :
« J’ai pensé à des choses chéries,
tondantes. »

Nous vîmes des choses, les oubliâmes. C’est le passé simple.

D’après mon ordinateur, l’adverbe plénièrement n’existe pas, ce qui n’est l’avis ni de Saint-Simon ni d’André Breton. Il propose de le remplacer par planétairement, montrant bien, comme il est naturel, que pour les manipulateurs des technologies nouvelles l’idée de souveraineté se réduit à celle du contrôle de l’espace - mental, de préférence.

La fille en bleu dans l’arbre, si vous croyez que c’est la Vierge, faites-la descendre, ce sera Marie.

Cinquante-six kilos. Mon amour pèse le poids d’un cœur d’éléphant.

« Chacun sa vie, chacun son forfait », énonce tranquillement une publicité pour les transports en commun.

Seul convive, seul qu’on meurt.

Moi, je parlerais plutôt du plein gré de mon insu.


Samedi 13 janvier 2007 | Au fil des pages | 5 commentaires