La ville imaginaire dans la cité réelle
Il ne semble pas possible de rendre compte de l’évolution si rapide et si décidée de l’architecture du XVIe en Italie, sans faire intervenir les expériences, parfois décisives, constituées par les décors provisoires et fictifs des « fêtes ». Les grandes « entrées », comme celle de Léon X à Florence en 1515, amènent l’insertion d’une ville imaginaire dans la cité réelle ; or, cette ville imaginaire est définie par des arcs de triomphe, des portiques, des édifices polygonaux, pyramidaux, etc., qui récapitulent les prestiges de l’architecture classique ; on en prend aisément une idée d’après les compositions de marqueterie figurant des « villes idéales » ou les panneaux peints imités de panneaux d’intarsio (à notre avis, il s’agit moins de compositions scéniques que de répertoires généraux de formes monumentales). Le trait essentiel de ces compositions est l’homogénéité du style et la pureté formelle. Les ensembles imaginaires ne sont pas de vagues rêveries ; ce sont des exercices abstraits, indispensables au réglage des styles. L’architecture des fêtes sera la première à en tirer parti, avant les réalisations monumentales qui ne seront souvent que la traduction durable des modèles occasionnels mais somptueux échafaudés pour les manifestations publiques. Si l’on examine de près la transformation progressive des cités à la Renaissance, il est clair que l’urbanisme imaginaire a toujours précédé les réalités et que l’un des ressorts concrets des fictions architecturales utiles était le stimulant des apparati.
André Chastel, « Palladio et l’art des fêtes » (1960),
dans Palladiana, Gallimard, « Arts et artistes », 1995.
P. A. Da Modena, marqueterie, v. 1489.
(Padoue, Basilique Saint-Antoine)
Comment boire son cognac
Le majordome dit :
— Voici Mr Carmady, mon général.
Le vieil homme me fixa un instant du regard, puis il lança d’une voix âpre et sèche :
— Une chaise pour Mr Carmady.
Le majordome approcha un fauteuil en rotin et je m’assis. Je posai mon chapeau par terre. Le majordome le ramassa.
— Cognac, dit le général. Comment aimez-vous votre cognac, monsieur?
— De n’importe quelle façon, répondis-je.
Il poussa un petit grognement. Le majordome se retira. Le général me regarda sans cligner des yeux, puis il grogna encore.
— Je prends toujours du champagne avec le mien, dit-il. Un tiers de verre de cognac sous le champagne, et du champagne aussi froid que Valley Forge. Encore plus froid, si c’est possible.
Raymond Chandler, le Rideau.
(The Curtain, 1936)
Traduction de Patrick Dusoulier.
[On sait que Chandler, peinant à imaginer des intrigues, « cannibalisa », suivant son mot, ses nouvelles pour en tirer la matière de ses romans. C’est ainsi que l’intrigue du Grand Sommeil mixe celles de deux nouvelles parues antérieurement dans le pulp magazine Black Mask, « le Rideau » et « Un tueur sous la pluie » ; d’où son caractère enchevêtré et lacunaire.
D’où aussi l’anecdote fameuse, peut-être enjolivée par Howard Hawks selon son habitude. Sur le tournage du Grand Sommeil, Bogart demanda à Hawks qui était le meurtrier d’Owen Taylor. Hawks admit qu’il n’en avait aucune idée, s’enquit auprès de ses scénaristes Leigh Brackett et William Faulkner qui avouèrent à leur tour leur ignorance. On télégraphia à Chandler qui répondit qu’il n’en savait rien non plus.
Au demeurant, cette lacune concourt à donner au roman comme au film un caractère presque onirique. Le privé avance à tâtons dans la nuit comme dans un mauvais rêve.
Il est intéressant de lire « le Rideau » et « Un tueur sous la pluie » à la lumière du Grand Sommeil pour voir comment procédait Chandler. Dans « Un tueur sous la pluie », une jeune femme incontrôlable, ayant posé pour des photos érotiques, est victime d’un chantage. Dans « le Rideau », Mrs O’Mara, la fille du général, a un fils également incontrôlable, pour de tout autres raisons. L’intrigue du Grand Sommeil superpose ces deux éléments en faisant du fils de Mrs O’Mara (devenue Mrs Regan) sa sœur. Elle procède ailleurs à d’autres déplacements et condensations de personnages.
Le mixage des intrigues est impeccable dans le Grand Sommeil. Il est moins réussi dans la Dame du lac, où les coutures entres les trois intrigues sources (tirées des nouvelles « Bay City Blues », « la Dame du lac » et « la Paix des cimes ») sont plus apparentes.]
Chambres
Turin, corso Svizzera
Chambres
Paris, StayCity gare de l’Est
Paris, Hôtel de France gare de Lyon
Facteur, montre ton zèle
À l’instar de Mallarmé 1, Fénéon pratiquait à l’occasion l’art de l’adresse en vers. L’édition de sa correspondance amoureuse avec la danseuse Suzanne Alazet, née Des Meules et dite Noura, reproduit vingt-six de ses « enveloppes rimées » datant des années 1930. Heureux temps où un pli ainsi libellé rejoignait son destinataire ! Les facteurs se piquaient manifestement au jeu, quitte à surcharger au besoin d’indications complémentaires les facétieux petits poèmes-adresses de Fénéon.
Quelques exemples :
Facteur obligeant, montre donc
Ton zèle, en me portant chemin de Mondredon
Trois cent soixante-treize, en la cité-merveille :
Marseille.
Où ça ? — Au bar du Petit Bleu,
Parbleu !
Cent deux, Perrin-Sollier, chez Madame Alazet,
À Marseille, facteur, déposez ce billet.
Dans la rue où Perrin-Sollier inscrit son nom,
À Marseille, cent deux, zèbre postal, arrête !
Car c’est là que sourit, dame de haut renom,
Suzanne Alazet dont la tête
Se nimbe d’un nuage blond.
Pas bien loin de la Camargue, au
Cent deux, Perrin-Sollier, Marseille, où vit l’émule
D’Atalante et de Camargo,
Bon facteur, descend de ta mule
Prompte comme un vent alizé,
Et remets ce factum à Madame Alazet.
À tire d’aile, ivre d’azur, bravant tout risque,
Ô lettre, envole-toi jusqu’à Marseille, puisque
Marseille est la cité fameuse que décore
Des Meules-Alazet, fille de Terpsychore.
Tu sais déjà, facteur, car ta mémoire est drue
Qu’à Marseille, madame Alazet gîte rue
Perrin-Sollier, cent deux. En conséquence, veuille
Laisser choir en ses mains charmantes cette feuille.
Chausse ton mocassin, ta botte ou ton patin
Et tu me porteras, facteur que rien n’étonne,
À Suzanne Alazet, Marseille (le Fortin),
Vingt-quatre du marin boulevard Brise-Bonne.
T’enfonçant, inflexible et prompt comme une dague,
Messager de Marseille, au cœur de la madrague
De Mondredon, — avise
Au trente-deux moins huit, boulevard Bonne-Brise,
La Bicoque où Noura
De ce papier trop lourd te désencombrera.
À Marseille, facteur, en dansant ton ballet
Sur le bois goudronné, l’asphalte ou le galet
Du côtier boulevard Bonne-Brise, dédaigne
Vingt-trois, vingt-cinq car c’est au vingt-quatre que règne
L’étoile d’Opéra Des Meules-Alazet
Dont l’œil est angélique et le sein sans corset.
1 Voir Vers de circonstance, Gallimard, « Poésie », 1996.
Félix Fénéon, Lettres & enveloppes rimées à Noura (Suzanne Des Meules). Édition établie par Joan Ungersma Halperin. Claire Paulhan, 2018.