Cryptogrammes


la grille de Mathias Sandorf

Dans les passionnants Entretiens de Julien Gracq (José Corti, 2002), il est question de littérature, de musique, de cinéma (un peu), de la géographie qu’il enseigna au lycée Louis-le-Grand (on aurait voulu avoir un pareil professeur), du merveilleux, de la création romanesque, de ses méthodes de travail,… et de Jules Verne, sa grande passion d’enfance, avant la découverte de Poe au lycée, puis de Breton. « La lecture de Jules Verne avait donné naissance pour moi à deux objets véritablement fétiches qui m’ont fasciné très longtemps. Il y a le boomerang, et puis l’autre c’est, dans Mathias Sandorf… la grille, qui permet de crypter un message. » Ces lignes ont fait naître un petit frisson tant je pourrais les faire miennes. Et je me demande si ce n’est pas à Sandorf que je dois le goût des cryptogrammes qui ont fasciné mon enfance ; fascination que j’assouvis par la suite avec Arsène Lupin et des séries d’espionnage pour la jeunesse comme Langelot et Kim Carnot (série concurrente de Bob Morane). Récemment, dans une brocante, j’ai racheté le premier Kim Carnot dans l’édition Marabout avec la couverture de Joubert, parce qu’il contenait une de ces grilles en annexe.

Dans le Très Curieux Jules Verne (Gallimard, 1969), livre fondamental qui modifia en profondeur la perception de l’auteur de l’Ile mystérieuse, Marcel Moré se penchait sur cette récurrence des cryptogrammes dans son œuvre (notamment dans la Jangada). Leur influence paraît certaine sur Raymond Roussel.

Gracq poursuit : « J’étais tout à fait captivé par cette idée… c’était là vraiment l’anneau de Gygès, on pouvait écrire des choses pour certains et les occulter aux autres. On pouvait devenir invisible à volonté ; si bien que, à ce moment (j’étais à l’école primaire), j’ai fabriqué immédiatement une grille. Dans l’édition Hetzel, il y avait la reproduction des quatre positions successives de la grille et, à l’école primaire, on s’envoyait toute la journée des messages cryptés… » Encore une fois, je pourrais contresigner ces lignes.

Tout lecteur de Jules Verne, de Roussel, de Perec est forcément amateur de cryptogrammes. Il trouvera son bonheur sur le site clair et très complet de Didier Müller. Au sommaire : une histoire et un lexique de la cryptologie, une description des principales techniques de chiffrage, une bibliographie commentée ainsi qu’une page de liens.


Vendredi 24 mars 2006 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Catherine Binet (1944-2006)

Catherine Binet est morte hier à Paris. Elle avait soixante et un ans. Celle qui fut la compagne de Georges Perec avait réalisé en 1980 un fascinant film-ovni qui mériterait d’être mieux connu, les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, inspiré du très beau texte d’Unica Zurn, Sombre Printemps.

Elle ne réussit pas à monter son projet suivant, l’adaptation d’un texte exhumé par Michel Foucault, Herculine Barbin, dite Alexina B. Mais tourna néanmoins des courts métrages sur l’art, Trompe-l’oeil (1982), les Passages parisiens (1982), Jacques Carelman (1983), que je n’ai pas vus, - et réalisa en 1990 ce qui reste à ce jour le meilleur documentaire sur Georges Perec, Te souviens-tu de Gaspard Winkler ?

Elle avait publié il y a quelques mois un intéressant livre carnet de bord, les Fleurs de la Toussaint (paru chez un éditeur, Champtin, qui a malheureusement travaillé comme un cochon).

Voilà. Tristesse.


Mardi 21 février 2006 | Actuelles | 7 commentaires


Double jeu

Romancier américain partageant son temps entre la France et les États-Unis, Harry Mathews fut l’ami et le traducteur de Georges Perec. Dans les années 1970, une folle rumeur courut à son sujet dans le Paris littéraire: il était un agent de la CIA ! Naturellement, les dénégations véhémentes de l’intéressé ne faisaient que renforcer l’intime conviction de ses interlocuteurs : puisqu’il dément, c’est bien la preuve qu’il en est un. D’abord très perturbé, et furieux de n’être pas cru, Mathews décide par jeu d’adopter l’attitude inverse : puisque tout le monde croit que je suis un espion, feignons d’enêtre un. Et de se donner des airs de comploteur en multipliant les agissements équivoques. Jeu qui se révèle dangereux lorsque des personnages louches se mettent à le prendre vraiment au sérieux.

Mathews raconte tout cela de fort drôle manière, en glissant insensiblement du récit vécu à la fiction fantasmatique. Tant que la frontière entre la réalité et la fiction reste incertaine, c’est brillant, enlevé, très réussi. Car le livre suggère finement, sans l’écrire en toutes lettres, une analogie entre le métier d’espion et celui d’écrivain : le romancier, au fond, est lui-même une sorte d’agent double du réel, qui s’inspire de la réalité, la truque et la manipule, pour en tirer une fiction, à la fois plus fausse et plus vraie. En outre, Mathews restitue avec humour et justesse le parfum de l’époque : fin de la guerre du Vietnam, Watergate, coup d’État au Chili, babacoolisme et mode de l’amour tantrique. Cependant, lorsque le livre, dans son dernier quart, bascule tout à fait dans la fiction rocambolesque, cela devient moins convaincant, et il arrive un moment où, malheureusement, on cesse d’y croire. Néanmoins, Mathews bat à plates coutures les représentants patentés de l’autofiction sur leur propre terrain. Le jeu, ici, en vaut la chandelle.

Harry MATHEWS, Ma vie dans la CIA. Traduction de l’auteur, avec le concours de Marie Chaix. POL, 2005, 314 p.

(POL ferait bien de relire plus attentivement ses épreuves : peu de coquilles, mais énormes (deux fois j’avait) ; une traduction de bonne tenue, mais où subsistent deux ou trois calques de l’anglais spectaculaires.)


Lundi 16 janvier 2006 | Au fil des pages | 1 commentaire


Paris ne finit jamais

Sous couvert d’une conférence sur l’ironie, le narrateur évoque ses débuts littéraires à Paris, alors que, jeune écrivain un rien poseur et prétentieux, il tentait d’écrire, dans une chambre de bonne que lui avait louée Marguerite Duras, son premier roman, la Lecture assassine : l’histoire d’un livre ayant le pouvoir de tuer ses lecteurs. Ces souvenirs sont prétextes à digressions en chaîne sur la création littéraire, le Paris des écrivains passés et présents, la colonie des exilés espagnols…

J’ai écrit « le narrateur » et pas « Vila-Matas », parce que le livre est écrit de façon telle qu’il suscite continuellement un doute déstabilisant sur la vérité de ce qui est raconté. L’auteur a-t-il vraiment participé, à Key West, à un concours de sosies d’Hemingway (!), à la consternation de son entourage (car en dépit de son intime conviction, il ne ressemble pas du tout à Hemingway) ? A-t-il croisé un matin dans la rue une Jean Seberg fantomatique ? Existait-il réellement à Paris une librairie clandestine dans laquelle un Noir prétendant être Georges Perec (!!) aurait prononcé une conférence ? Pouvait-on rencontrer, à la terrasse du Flore, un jeune millionnaire espagnol flanqué d’un secrétaire, prétendument attelé à la rédaction d’un livre dont il n’écrivit pas la première ligne, et pour lequel il salariait des dizaines d’étudiants pour effectuer des recherches en bibliothèque, lesquels l’escroquaient éhontément avec son plein consentement ? C’est par moments indécidable et c’est au point où même des événements indubitables (la mort de Franco) se colorent d’irréalité. Il en résulte un délicieux vertige borgesien, non dépourvu d’humour — les scènes avec Duras sont désopilantes — et bien accordé au propos secret du livre, méditation sur le vrai, le faux, le travestissement et l’imposture littéraire.

Enrique VILA-MATAS, Paris ne finit jamais. Traduction d’André Gabastou. Christian Bourgois, 2004, 291 p.


Vendredi 30 septembre 2005 | Au fil des pages | 1 commentaire


Perecquiana

Nantis d’un appareil critique colossal mais jamais pesant, voici deux forts volumes qu’on dévore comme un roman policier. Un passionnant et émouvant work in progress, avec ses reprises, ses variantes, ses repentirs. On y voit Perec édifier pièce à pièce sa poétique, accéder à une maîtrise sereine de ses moyens, sans jamais se départir de la modestie vraie de l’artisan. Et, simultanément, la réception critique de l’écrivain évoluer au fil des ans, par le prisme des questions que lui posent ses interviouveurs.

Règles du jeu perecquien : ne jamais refaire le même livre, échafauder des constructions de plus en plus savantes où l’on introduit volontairement une erreur, un grain de sable, le petit « jeu » par où s’engouffrera la vie. Concevoir une œuvre comme un puzzle de mots qui trouvera sa place dans le vaste puzzle de la littérature (entre Verne et Queneau, Leiris et Roussel, Lowry, Melville, Flaubert et Kafka) ; comme une manière aussi de conjurer le vide de ses origines. Perec se voulait homme de lettres (les vingt-six de l’alphabet, précisait-il finement). Il rêva d’écrire un roman d’anticipation mettant en scène une société future où le jeu de scrabble aurait remplacé les échanges marchands (ce serait… « le capitalisme littéral » !). Il était aussi juif et orphelin (père tué sur le front le jour de l’Armistice, mère déportée à Auschwitz). « J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; […] Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose. » Cependant, la judaïté ne signifiait pas pour lui l’allégeance à une croyance ou l’appartenance à une communauté, mais « un silence, une absence, une mise en question, un flottement, une inquiétude… » Être juif voulait dire « ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. » Face au néant, Perec dut s’inventer un point de départ : ce fut la contrainte. Manière de se libérer du problème angoissant de l’expression en s’inventant de formidables stimulants à l’imagination, de repenser l’acte d’écrire en transformant un monde dénué de sens par l’intermédiaire du langage. De là la passion de l’infra-ordinaire (réapprendre à regarder la réalité qui nous entoure et que nous ne voyons plus). De là l’obsession de la liste et du dénombrement comme manière d’embrasser, d’épuiser la totalité du réel, en sachant que toujours subsisterait un vide, l’e absent de la Disparition ou la fameuse pièce manquante du puzzle de Bartlebooth.

Il y aurait mille choses à dire encore. N’en ajoutons qu’une : l’émotion singulière qui traverse ces pages. Elles font entendre non seulement la parole de l’écrivain mais quasiment le timbre de sa voix, comme pour mieux conjurer une mort prématurée – il débordait de projets –, que tous ses lecteurs ressentent encore une injustice.

Georges PEREC, Entretiens et conférences. Édition établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière. Joseph K, 2003, deux volumes, 372 et 440 p.


Jeudi 22 septembre 2005 | Au fil des pages | Aucun commentaire