La ville écrite
Quand on pense à une ville romaine de l’époque impériale, on imagine des colonnades de temples, des arcs de triomphe, des thermes, des cirques et des théâtres, des monuments équestres, des bustes et des stèles, des bas-reliefs. Il ne nous vient pas à l’esprit qu’il manque, dans cette scénographie muette, l’élément qui caractérisait le plus, même visuellement, la culture latine : l’écriture. La ville romaine était tout d’abord une ville écrite, recouverte d’une couche d’écriture qui s’étalait sur les frontons, sur les plaques commémoratives, sur les enseignes.
« Des inscriptions partout présentes, peintes, dessinées, gravées, suspendues sur des tableaux en bois ou tracées sur des cadres blancs, […] tantôt publicitaires, tantôt politiques, ou funéraires, ou de célébration, ou publiques, ou tout à fait privées, annotation ou insulte, ou souvenir plaisant, […] exposées partout, avec quelques préférences, c’est vrai, pour certains lieux spécifiques, places, forums, édifices publics, nécropoles, mais seulement pour les plus solennelles ; non pour les autres, indifféremment éparpillées partout où il y a eu l’entrée d’un atelier, un carrefour, un pan d’enduit libre, à hauteur d’homme. »
En revanche l’écriture avait disparu de la ville médiévale, autant parce que l’alphabet avait cessé d’être un moyen de communication à la portée de tous que parce qu’il n’y avait plus d’espaces pouvant accueillir des inscriptions et concentrer les regards sur elles. Les rues étaient étroites et tortueuses, les murs faits de blocs en saillies, bosselés avec des archivoltes ; le lieu où étaient transmises et gardées les significations de tout discours sur le monde était l’église, dont les messages étaient oraux ou figuratifs, plus qu’écrits.
Italo Calvino, « La ville écrite : épigraphes et graffitis ».
Traduction de Jean-Paul Manganaro.
Dans Défis aux labyrinthes, vol. I, Seuil, 2003.
Le parler faux d’Alain Resnais
Remarque très juste à propos d’Alain Resnais, sous la plume inattendue de Bernard Frank, peu féru de cinéma de son propre aveu. Le 27 août 1986, Frank consacre son feuilleton du Monde à Mélo 1. Comme à son habitude, le chroniqueur avance de biais, en procédant par digressions successives (sur Bernstein, sur André Maurois…) qui le ramènent insensiblement à son sujet. Et voici le cœur de la cible :
Je connais mal Resnais. Il a commencé à être célèbre quand je n’allais plus au cinéma. Mais quand je considère les gens dont il s’est entouré, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Henry Bernstein, etc., je me dis que c’est quelqu’un qui a besoin d’écrivains qui parlent, qui sonnent faux et avec aplomb, pour avancer dans le langage, pour questionner l’homme.
C’est très bien vu. Il y a un « parler faux » chez Resnais, si l’on veut bien entendre la formule comme un compliment. Chez cet homme qui avait l’oreille ô combien musicale, le refus du naturalisme plat prend appui sur : le goût du théâtre qui marqua sa jeunesse (on connaît sa passion pour Guitry), le refus d’une frontière nette entre théâtre et cinéma, résorbés dans la notion de spectacle ; la sensibilité aux accents étrangers ; l’attention apportée à l’alliage des timbres de voix de ses comédiens, comparable à celle d’un compositeur testant des combinaisons d’instruments inédites ; un penchant expérimental qui le porte à marier la parole et le chant. Comme l’écrivait Truffaut, il faut « comprendre que certains artistes ne cherchent pas à faire ressemblant ».
1 Bernard Frank, 5, rue des Italiens. Chroniques du Monde, Grasset, 2007. Ce recueil, couvrant les années 1985-1989, est l’un des meilleurs de Frank.
La vie des livres
À Paris, dans les années 1980.
Il se demanda ce que fabriquait Hélène. C’était une pensée qui lui revenait souvent dans la journée. Il se la représenta dans la librairie, en train de classer ces somptueux albums qu’elle commandait à Genève, à New York ou à Milan. Hélène certifiait qu’en France les éditeurs en étaient encore à la préhistoire.
*
Il déposa son manuscrit aux éditions. Darroze serait soulagé. Les délais avaient été respectés. Quand il avait fini un livre, Étienne était encore plus désemparé que d’habitude. Voilà, un livre de plus. Pourquoi publier tant de livres, de mauvais livres ? […]
Le lendemain, le téléphone le tira du sommeil. Darroze trouvait le livre excellent. Étienne bafouilla une phrase. Ça n’était un secret pour personne que Darroze ne lisait rien. Étienne ne lui en voulait pas. Si un éditeur devait lire ce qu’il publie, il n’oserait plus se regarder dans une glace.
Éric Neuhoff, Des gens impossibles, La Table ronde, 1986.
La bibliothèque ouverte
La notion de bibliothèque ne fait pas partie de la terminologie de Northrop Frye, mais on pourrait l’y inclure. La littérature n’est pas seulement faite d’œuvres singulières, mais de bibliothèques, de systèmes dans lesquels les diverses époques et traditions organisent les textes « canoniques » et « apocryphes ». À l’intérieur de ces systèmes, chaque œuvre est différente de ce qu’elle serait si elle était isolée ou insérée dans une autre bibliothèque. Une bibliothèque peut posséder un catalogue clos ou bien tendre à devenir la bibliothèque universelle, mais toujours en se développant autour d’un noyau de livres « canoniques ». Et ce qui différencie deux bibliothèques, c’est davantage leur centre de gravité que leur catalogue. La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres « apocryphes » au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus ; elle est tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir, ou à inventer.
Italo Calvino, « La littérature comme projection du désir » (1969).
Traduction de Michel Orcel.
Dans Défis aux labyrinthes, vol. I, Seuil, 2003.
Épuisement du roman
Valery Larbaud à Marcel Ray, le 11 avril 1935.
J’ai vu Marcel Thiébaut récemment. […] Son livre a du succès, et je crois que la N.R.F. a bien fait de le prendre. Cela coupe heureusement ce flot de romans, que je ne lis plus depuis longtemps. Il me semble qu’avec la production romanesque énorme et bâclée des dix dernières années, le « genre » est en train de disparaître dans un discrédit grandissant, et sans doute quelquefois injuste. J’imagine qu’il y a une élite de lecteurs que le mot « roman » n’attire plus, ou déjà éloigne. Mais tant qu’il n’y aura pas un autre mot pour désigner des livres comme l’Ulysses de Joyce ou la grande série proustienne, « le Roman » se survivra à lui-même. En somme Max Beerbohm, qui disait vers 1911 ou 12 que les « romans passeraient de mode comme les sermons au XVIIIe siècle », n’avait pas tort. C’est ce qui a dû arriver à la Tragédie, que Voltaire avait « requinquée » et qui est allée jusqu’au Ponsard. Mais alors le Romantisme a trouvé le mot « drame ». — Arnold Bennett, après avoir lu mon Barnabooth, m’a dit : « It is not a novel, but it is a book », — he meant it as a compliment. Il faudrait un mot ; et cela, c’est surtout une affaire de libraire, une affaire de critique. Donc, je m’en désintéresse, et depuis longtemps je laisse appeler « romans » mes livres qui n’en sont pas, et « nouvelles » mes écrits qui ne racontent pas d’histoire.
Valery Larbaud, Marcel Ray, Correspondance, vol. III : 1921-1937. Gallimard, 1980.
« Du goût fâcheux de trop embrasser »
Marcel Ray à Valery Larbaud, le le 5 avril 1935.
Je n’admets pas qu’on classe les écrivains d’une époque suivant la place qu’ils auront faite, dans leurs ouvrages, aux « grands problèmes » de cette époque ; je comprends même que certains d’entre eux, parmi les meilleurs, se détournent volontairement de ces problèmes, soit qu’ils les aient déjà résolus pour leur usage, soit qu’ils les subordonnent, même pour leurs méditations privées, à d’autres qui les touchent davantage, soit enfin qu’ils en laissent l’examen à des philosophes, à des moralistes ou à des historiens plus qualifiés. C’est même, à mon jugement, un des signes d’une médiocre ou d’une basse époque que de vouloir que tous s’occupent de tout et d’exiger d’un peintre ou d’un musicien ou d’un cordonnier autre chose que de la peinture, de la musique ou de belles crépides. […]
Du goût fâcheux de trop embrasser nous vient, entre autres calamités, le déluge de romans-fleuves à la manière de Jules Romains succédant à Zola et Romain Rolland, de Lacretelle, Chardonne et autres émules de Jules Romains, enfin des candidats aux prix littéraires ou lauréats de ces prix, dont les noms et les œuvres sont déjà en poussière. […] Le cas de Romains est spécialement embarrassant et douloureux ; j’ai lu quatre volumes de ses Hommes de bonne volonté (sur huit) et j’y trouve des pages, voire des chapitres splendides dans un fatras inimaginable. Je crois que c’est la gloire de Proust, plus que le souvenir de Zola et de Romain Rolland, qui les empêche de dormir. Mais Proust restait dans son domaine et ne tranchait pas de toutes choses. Il y a eu aussi la réussite de Galsworthy et l’échec de Martin du Gard, essoufflé au sixième tome. Que je vous admire de ne point promener Barnabooth dans l’esthétique, la politique étrangère, la pathologie, la finance et le calcul différentiel !
Valery Larbaud, Marcel Ray, Correspondance, vol. III : 1921-1937. Gallimard, 1980.
Qu’est-ce qu’une œuvre vivante ?
Valery Larbaud à Marcel Ray, le 16 octobre 1911.
Ce que vous dites du livre de Jules Romains ne vaut pas ce que vous dites à propos de lui. Vous en faites un éloge immérité, à mon avis. Je l’ai parcouru (dans l’exemplaire que vous avez laissé chez moi). C’est une chose préméditée, c’est-à-dire développée, avec un plan, et l’amplification, chaque case remplie et chaque fil dévidé jusqu’au bout, comme nos fameux devoirs de français des classes. On sent que l’auteur s’est dit : « Je vais faire un roman unanimiste (!) et allons-y ! » Le résultat m’a ennuyé et repoussé. Votre critique de Mort de quelqu’un est bien plus intéressante que Mort de quelqu’un. C’est une œuvre empaillée, et non pas vivante. Une œuvre vivante est une création dont l’auteur est dieu : il la crée tout entière d’un seul coup, mais il lui laisse son libre arbitre. Grossièrement : il sait tout ce que son œuvre sera, mais il ne la découvre en détail qu’à mesure qu’il l’écrit. Pour ma part, je n’ai jamais jugé dignes d’être publiées les choses que j’avais bâties sur un plan tracé d’avance. Ce sont celles que j’ai découvertes à mesure que je les écrivais que je crois dignes d’être lues par d’autres que moi. C’est une exploration et non un développement. Le développement est en réalité le contraire de notre art, qui consiste à ramener et à séparer, et à rejeter beaucoup de choses.
Valery Larbaud, Marcel Ray, Correspondance, vol. II : 1910-1920. Gallimard, 1980.