Buñuel est une pierre

« Mais à l’extérieur rien n’adoucit la rigidité des lignes, rien n’éclaire le gris de la pietra serena, cette pierre qu’on extrait des carrières des environs de Florence, et dont sont construits la plupart de ses monuments. Les blocs sont taillés et ajustés avec une simplicité purement fonctionnelle d’où naît une dure beauté », écrivent, à propos du Bargello, Michelle Goby et Giovanna Bargioni (Florence, éditions Arthaud, 1972). Phrases lues ce matin. Hier soir, Arte rediffusait le Journal d’une femme de chambre, dont à mon grand regret je n’ai pu revoir qu’un fragment. Assez pour me souvenir que je n’avais guère aimé ce film il y a quinze ans ; assez pour réaliser qu’à l’évidence j’avais eu tort, pour être stupéfié par la netteté du dessin buñuelien: netteté du cadre, du découpage, de l’enchaîné des plans - sans raideur cependant ni lourdeur signifiante ; et sans plus d’équivalent dans le cinéma contemporain, où la dissolution du plan, l’approximation du cadre n’épargnent pas même les meilleurs. Célestine descend au jardin, longe une sorte de serre à ras du sol et rejoint le mur mitoyen de la propriété. Séquence banale, et cependant les trois plans tombent, s’enchaînent avec un tranchant de couperet. Oui, chez Buñuel aussi, « les blocs sont taillés et ajustés avec une simplicité fonctionnelle d’où naît une dure beauté ». Et son regard a la souveraine impassibilité des pierres.


Lundi 28 janvier 2008 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Entrée des fantômes

B., cette femme admirable qui dépayse les cartes postales, m’adresse un mot rédigé au verso de deux photos anonymes de petit format datant du milieu des années quarante, dénichées dans une boutique au fond d’une caisse. Comme elle me connaît bien ! Je ne sais rien de plus émouvant que ce genre de trouvaille. Il y a quelques années j’ai acquis à la brocante un petit album photo à l’ancienne (format à l’italienne, reliure en cuir, pages en carton noir protégées par des feuillets de papier cristal) qui n’avait jamais servi. De retour chez moi, j’ai eu la surprise de découvrir entre les dernières pages une quinzaine de photos de famille, datées au verso de 1947.

La banalité même de ces clichés, leur touchante maladresse technique concourent à leur aura spectrale. Car bien sûr ces inconnus sont morts et oubliés depuis belle lurette, et ce sont d’anonymes fantômes que réveille notre contemplation.

J’ai une affection particulière pour ce promeneur magrittien déambulant dans une rue de Tournai.

Cependant, les très intrigantes photos que m’envoie B. ont quelque chose de plus, une étrangeté presque buñuelienne.


Ces gens mystérieusement penchés sur une fosse de la première photo - qu’est-ce qui attire ainsi leur curiosité ? - pourraient sortir d’une séquence de l’Âge d’or - n’y manque pas même le prêtre en soutane. Impossible devant la seconde, qui montre des hommes dormant tout habillés sur des matelas de fortune installés dans un salon bourgeois, de ne pas songer à l’Ange exterminateur. B. m’a précédé dans cette voie en proposant un effet de montage-collage onirique entre les deux images : ce que contemple avec un tel sérieux le groupe de la photo 1, ce sont les cadavres de la photo 2.

P.-S. : BC suggère pour sa part un rapprochement avec les expériences photographiques de Nougé. Bien vu.


Vendredi 18 janvier 2008 | Grappilles | 2 commentaires


Tous à la mer

Lancement du Bathyscaphe
le jeudi 17 janvier
à partir de 18 heures
à la librairie Gallimard (3700, boul. Saint-Laurent, Montréal).

Au programme : inondation du centre-ville, défilé de plongeurs et de femmes-grenouilles, concours de plongée en apnée et concert du Choeur des poissons-chats de l’Armée Rouge.

Un autre esquif, Pirates au couvent de Benoît Chaput (éditions Myrddin), sera également mis à la mer.

Viendez nombreux !


Mercredi 16 janvier 2008 | Actuelles | Aucun commentaire


Poésie involontaire

En latin, le terme translatio apparaît initialement dans le sens de « changement », mais aussi de « transport », de passage d’argent d’une banque à une autre, de greffe botanique, de métaphore [1].

1. C’est toujours impressionnant de voir circuler en Grèce aujourd’hui d’énormes camions avec écrit metaphorà sur les côtés : il s’agit de camions de déménagement, comme chez nous les camions des déménageurs Gondrand.

Umberto Eco, Dire presque la même chose,
expériences de traduction
. Grasset, 2006.

Sans éprouver d’affection particulière pour les camions, combien font rêver ces poids lourds métaphoriques, objets dépaysants réalisant l’alliance inattendue du pachyderme et de la rhétorique ailée - et qui, du coup, deviennent eux-mêmes, comme par un effet de collage involontaire, une métaphore concrétisée. Il est sans doute excessif de convoquer Reverdy à ce propos, mais enfin on y a songé : «L’image… ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports entre ces deux réalités seront lointains et justes, plus l’image sera forte. »

Sujet de rédaction : imaginez, un 1er juillet à Montréal, les convois de métaphores sillonnant la ville en tous sens.


Mardi 15 janvier 2008 | Grappilles | 1 commentaire


La poésie ce matin (2)

Le jour,
sa confiscation par le soir,
l’ariette oubliée dans la ruelle en pente
par où tu rentres chez toi.

Le faisceau du clair de lune
sur les vélos accolés, les boîtes de paperasses,
les bouteilles vides – bouteilles qu’emplissent,
par le carreau de la remise,
les rayons laiteux de minuit.

C’est rue Préfontaine,
ce pourrait être ailleurs,
cette convergence de motifs
– ce bouquet de riens qui t’est tout.

Gabriel Landry, l’Œil au calendrier.
Québec-Amérique, 2007.

*

Le regard qui s’exerce ici conviendrait aux almanachs, car c’est celui d’un promeneur dont le pas est pour ainsi dire réglé sur un agenda saisonnier. Marcheur d’un quartier, qui cherche à en capter les pulsations les plus discrètes, et marcheur au long du temps qui passe car, en effet, les 196 morceaux de ce recueil sont autant de cases marquées au fil de l’an qui fait le tour, comme a dit un poète de la Renaissance. Choses vues, donc, de l’œil du faiseur de poèmes. Mais l’œil au calendrier, c’est aussi celui du calendrier, formidablement impassible, l’œil coi du temps qui nous regarde passer sous ses ponts. L’arroseur est arrosé : le voyeur est vu. Et peut-être aussi l’œil qui était dans la tombe et regardait Caïn ! Celui de la conscience qu’on a, qu’on acquiert, de la réalité changeante, fuyante, imprenable. Cet œil n’est pas toujours aiguisé comme il faudrait : le poète n’est pas toujours un bon « private eye ». Il arrive même qu’il se mette un doigt dans l’œil ! (Prière d’insérer.)


Samedi 5 janvier 2008 | La poésie ce matin | Aucun commentaire


Bilan annuel

Livres : 86 (- 1)
Films : 101 (- 12)
Séries : 18 (pour un total de 20 saisons, dont 3 en cours)

Au terme de plusieurs années de traque, la totalité des disques gratifiés d’une couronne dans toutes les éditions du Penguin Guide to Jazz Recordings est à présent réunie sur mes rayonnages - soit une petite centaine d’albums et de coffrets.
L’intérêt de cette liste est de n’être pas un palmarès ; plutôt l’expression d’une préférence personnelle des auteurs. De sorte qu’à côté de quelques grands incontournables (Kind of Blue, A Love Supreme, Out to Lunch! ou Mingus Ah Um), l’amateur y glane avec bonheur quantité de perles méconnues (de Prayer for Peace d’Amalgam à The Day Will Come de Howard Riley en passant par The Great Sound of Sound de Position Alpha et l’euphorisant A Meeting of the Times de Roland Kirk et Al Hibbler), sans oublier quelques tocades vraiment étranges (j’ai beau écouter de toutes mes oneilles, je ne trouve toujours pas le moindre intérêt à Lenox Avenue Breakdown d’Arthur Blythe), et c’est très bien ainsi.
À présent je me propose de les réécouter à la file à raison d’un disque par jour.

Locus Solus accueille chaque mois 1350 « visiteurs uniques ». Comme toujours, les algorithmes facétieux des moteurs de recherche ont attiré en ces lieux d’innombrables internautes en quête d’informations les plus baroques [1]. Ils ont également donné de faux espoirs à quantité d’élèves et de lycéens au bord du suicide, à la recherche les uns d’un commentaire composé clé en main de la Chartreuse ou de Lucien Leuwen, les autres d’un résumé tout fait du Meurtre de Roger Akroyd, du Couperet ou encore des Hommes dansants de Conan Doyle (hey, guys and dolls ! cette nouvelle fait vingt pages, lisez-la donc, ça ira plus vite). La palme de la candeur déçue revient au désespéré qui a googlé : Stendhal idée de travail.

Notre dispositif anti-spam a bloqué dans ses filets pas moins de 4112 pourriels faisant de la réclame pour des maisons de jeu en ligne ou vantant les mérites de divers psychotropes, anxiolytiques et autres stimulants de la fonction érectile. Au passage, il a inscrit sans pitié sur liste noire les identifiants de 2395 vils robots spammeurs. Nous lui disons merci.

1. poésie pour les toilettes - que font les mandrills la journée - les rats une redoutable organisation sociale - bibliothèque sur la facturation tronquée - qu’est-ce qui enrobe un cigare - grilles appliquées au roman à la presse - quelque chose qui roule commençant pour bibli - psst ah oh ahia - lexique des chiffrages harmoniques - panne de bouilloire - l’histoire de 1re théière électrique du monde - comment reconnaître un biscuit ancien - comment se débarrasser des lièvres sur son terrain - comment écrire au revoir à une collègue - détourner des cageots - signification du chapeau du père - personnalité d’un nez pointu - faire ses conserves de cornichons - total de crimes passionnels commis en 2006 - écrivains et soulographie - explication désillusion mariage de Loti - Raymond Roussel chocolat - déménagement de Georges Perec - pour Samuel Beckett l’objet se dérobe - Julien Gracq maniaco-dépressif - petites humidités amour Léautaud - l’amour après un infarctus - entre les cuisses de ma voisine - récit dépucelage - gratuit voir comment est le dépucelage - action réelle du dépucelage - dépucelage par une professionnelle - dépucelage avec bouchon de stylo - etc., etc.


Mardi 1 janvier 2008 | Monomanies | 2 commentaires