Isherwood encore
La Violette du Prater fait chronologiquement suite à Mr Norris change de train. Le livre se présente cette fois comme un récit, et non plus comme une transposition romanesque, quoique la part de réinvention paraisse probable. De retour à Londres après ses années berlinoises, Isherwood est engagé, un peu à son corps défendant, comme scénariste sur une production de prestige dont la réalisation a été confiée à un metteur en scène juif viennois, Friedrich Bergmann. Au fil des séances de travail quotidiennes où les deux hommes s’attellent, de peine et de misère, à transformer un matériau inepte en un scénario potable, l’écrivain se prend d’amitié pour le cinéaste, personnage grandiloquent mais professionnel compétent et lucide, tour à tour ridicule et sublime. Comme dans ses récits berlinois, Isherwood fait preuve d’un sens épatant du portrait et de la saisie de l’ambiance d’une époque. Le monde du cinéma anglais des années 1930, vu par ses yeux, est aussi dingue que le Hollywood de Je hais les acteurs de Ben Hecht. Cependant, la drôlerie du récit s’enlève sur fond de gravité. Bergmann, qui a laissé femme et enfant dans une Autriche en crise, suit dans les transes les nouvelles qui lui parviennent du pays et annoncent l’imminence de la catastrophe. À cette angoisse se mêle une inquiétude existentielle d’une autre nature qui sourd dans les dernières pages.
Un homme au singulier, écrit quelque vingt ans plus tard, raconte vingt-quatre heures dans la vie de George Falconer, professeur sexagénaire qui ne se console pas de la perte de son compagnon, mort dans un accident de voiture. C’est une mise en pièces acérée, d’allure nabokovienne, du Californian way of life et de la vie universitaire américaine des années 1960, qui se charge à distance d’accents prémonitoires (le politiquement correct est déjà là, en germe). C’est aussi une méditation sur la solitude et la hantise du vieillissement, que l’ironie innée d’Isherwood préserve de tout apitoiement. De fait, Un homme au singulier échappe aux poncifs bien intentionnés qui auraient pu s’attacher à son argument (un homosexuel en butte aux préjugés de la société). La polysémie du titre anglais le suggère : A Single Man, c’est un célibataire ; c’est aussi un homme singulier, un individu foncièrement irréductible, fût-ce à son identité sexuelle. George Falconer est un homme à la marge, quoique apparemment « intégré », qui dédaigne aussi bien la tyrannie de la norme que les stéréotypes de la marginalité.
Christopher ISHERWOOD, la Violette du Prater (Prater Violet, 1945). Traduction de Léo Dilé, 10/18, 1981.
Un homme au singulier (A Single Man, 1964). Traduction de Léo Dilé. Grasset,
« Les Cahiers rouges », 2014.
Ulysse
Si quelqu’un qui, par extraordinaire, n’en aurait jamais entendu parler me demandait « Qu’était-ce donc qu’Agnès Varda ? », je l’inviterais à regarder Ulysse (1982). En vingt-deux minutes, ce court métrage offre un condensé idéal de sa poétique. Film-enquête autour et à partir d’une photographie prise vingt-huit ans plus tôt sur la plage de Saint-Aubin-sur-Mer, c’est une méditation sur la relativité du souvenir, la charge de mémoire et d’oubli, d’imaginaire aussi, enclose dans une image. La cinéaste-photographe y déploie son génie de l’association libre, en un vagabondage unissant la mémoire personnelle et la mémoire collective.
Salon Solal
Ce sera sans doute son dernier disque. À quatre-vingt-onze ans, Martial Solal avait décidé de ne plus enregistrer ni de se produire en public. La proposition du producteur Jean-Marie Salhani l’a convaincu de retourner une journée en studio. Elle ne pouvait que séduire l’esprit joueur du pianiste 1.
La règle du jeu : improviser à partir d’un nom propre ou de quelques mots écrits sur des morceaux de papier pliés dans un chapeau. Tous ces mots renvoient à la vie personnelle ou professionnelle du pianiste : sa ville natale d’Alger, ses proches (épouse, enfants, petit-fils), des musiciens admirés ou avec lesquels il a joué, des titres de films dont il a composé la musique. Au début de chaque plage, Solal tire un papier du chapeau, le déplie et en fait lecture, explique brièvement ce que ce nom, ces mots lui suggèrent, avant de se lancer sans filet : pas de répétition ni de deuxième prise. Tantôt il se promène librement dans sa mémoire musicale (Dizzy fait inévitablement surgir la grille harmonique d’A Night in Tunisia ; À bout de souffle et Léon Morin, des motifs des B.O. de ces deux films ; Ellington entrecroise des fragments de Prelude to a Kiss et de Take the A Train ; Lee Konitz est évoqué à travers les accords de Hot House/What Is this Thing Called Love). Tantôt il dessine un portrait imaginaire (Liszt, Count Basie) ou esquisse séance tenante un thème que Charlie Parker aurait pu composer dans une vie parallèle (Be Bop). Les pièces sont brèves, compactes, deux minutes et demie en moyenne ; ce sont des fusées. Chaque fois l’on est épaté par l’incomparable netteté de l’attaque et du toucher du pianiste, la vitesse d’éclair de sa pensée, sa faculté d’invention spontanée, son sens du développement d’une idée musicale à partir d’une cellule de quelques notes, déconstruite, reconstruite, transposée dans plusieurs tonalités, retournée comme un gant.
« J’ai joué de la même façon que je le ferais chez moi, le matin, juste pour divaguer sur le clavier. » La prise de son de Julien Bassères, très près du piano, renforce ce sentiment d’intimité partagée. On a vraiment l’impression, tout au long de ce disque enchanteur, d’être assis dans le salon de Solal et de l’écouter muser rien que pour soi.
1 Si les traits d’esprit et les clins d’œil abondent dans ses improvisations, Solal est aussi féru de jeux de mots comme en témoignent les titres de nombre de ses compositions. Ah non ! est une mise en boîte des fastidieux exercices de la méthode Hanon. Cuivre à la mer est une anagramme de Maurice Ravel. On pourrait encore citer Jazz frit, Anathème (thème pour Anna), etc.
Martial SOLAL, Histoires improvisées (paroles et musique). JMS, 2018.
Nulle part
La mode à Rome, qui, pendant deux siècles, avait été pour les Espagnols, commençait à revenir un peu aux Français. On commençait à comprendre ce caractère qui porte le plaisir et le bonheur partout où il arrive. Ce caractère ne se trouvait alors qu’en France et, depuis la révolution de 1789 ne se trouve nulle part.
Stendhal, Chroniques italiennes.
La mauvaise heure
Ce fut un soir. À la fin octobre.
Je revenais des tourbières d’en haut. Ni content ni triste, comme ça. Sans même une pensée en tête. Il était tard, il faisait froid, j’étais encore sur la route : je devais redescendre chez moi, voilà tout.
La nuit n’était pas encore tout à fait tombée : on entendait par instants les clarines des moutons et des chèvres çà et là un peu avant les pâturages. Juste l’heure, vous comprenez, où la tristesse de vivre semble grandir en même temps que le soir et vous ne savez à qui en attribuer la faute : mauvaise heure. Un écureuil traversa la route en courant, glissant presque entre mes pieds.
Silvio D’Arzo, Maison des autres.
Traduction de Bernard Simeone. Verdier, 1988.
Janus baroque
[Le Bernin et Borromini], ces deux personnalités inconciliables sont pour nous les deux faces d’un nouveau Janus, ou d’un introuvable dieu baroque : ils sont les deux masques de chair entre lesquels nous ne savons pas choisir, incarnant d’un côté un personnage brillant, mondain, séducteur et prodigue de ses dons, et de l’autre un génie sombre et solitaire, avare et tourmenté. Il semble que l’âme baroque ait eu besoin de ces deux individus hors du commun pour exprimer toutes ses violences et ses contradictions : extravertie ou introvertie jusqu’à l’excès, comme dans cette architecture qu’elle leur a inspirée, où le concave et le convexe sont le plein et le délié d’une même écriture.
Gérard Macé, Rome éphémère. Arléa, 2018.